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Année 1998
Est-il possible d’aborder la question de la soumission d’une manière spécifique à partir de la psychanalyse?
Entre les opinions communes et les écrits de grands penseurs la marge est étroite. Qu’il s’agisse de soumission, de liberté, ou de toute manifestation de la servitude humaine, la psychanalyse sera toujours une parente pauvre de la philosophie si elle oublie sa demeure d’origine, la clinique et l’enfance. Le plus souvent nous avons à faire à la dépendance. Dépendance du petit enfant par rapport aux adultes de son entourage, mais aussi dépendance induite par le transfert en principe sensé se résoudre tant bien que mal au décours de l’analyse. Encore faut-il distinguer la dépendance passagère à l’analyste de la dépendance à l’analyse comme véritable addiction allant jusqu’à devenir l’unique mode de pensée. Devant l’ampleur de la tâche qui se présentait à moi et l’humilité requise par le simple bon sens, m’est venue l’envie de prendre la clé des champs et de me décommander. Puis vint le sursaut : vous avez dit dé -commander ? Cela ressemble à une association libre ! Non je n’aurai pas honte de ma discipline. Les mots m’entraînent, les mots sont lourds de sens. Voilà que mes propres mots me commandent déjà. Ainsi va la psychanalyse. Que faire d’autre sinon suivre cette pente et tenter de garder raison quand même. Prendre un chemin de traverse et ne point honorer….
Faut-il toujours honorer ses rendez-vous ? Se rendre aux raisons des autres ? Peut-on se donner le droit de se » décommander « , de s’affranchir au nom d’aucun discours préformé ? Ne plus se rendre aux rendez-vous du devoir : familial, filial, conjugal, amical, professionnel, patriotique, voire même des plaisirs répertoriés.
Il est rare que l’on hésite à honorer le rendez-vous d’amour. Alors que dire de la surprise, quand , même ce plaisir se mue en devoir et se manifeste cette poussée étrange, la poussée de liberté.
Un autre plaisir, un autre désir. Ein Drang.
Dans le Malaise de la Civilisation, Freud mentionne la poussée de liberté, » Freiheitsdrang » sur laquelle il ne s’attarde pas beaucoup, dont il constate néanmoins l’existence et la persistance.
» Quand une communauté humaine sent s’agiter en elle une poussée de liberté, cela peut répondre à un mouvement de révolte contre une injustice patente, devenir ainsi favorable à un nouveau progrès culturel et demeurer compatible avec lui. Mais cela peut être aussi l’effet de la persistance d’un reste de l’individualisme indompté et former alors la base de tendances hostiles à la civilisation. La poussée de liberté se dirige de ce fait contre certaines formes ou certaines exigences culturelles, ou bien même contre la civilisation2. «
Alors qu’il reliait systématiquement la sexualité de l’adulte aux avatars de la sexualité infantile, la poussé de liberté semble pour Freud devoir remonter à un individualisme primitif indomptable. Sans cesse nous sommes ramenés à la croisée du collectif et de l’individuel, à la butée des événements propres à l’histoire d’un sujet particulier contre les événements de l’Histoire, et les codes imprimés par l’évolution des mentalités. Il nous faut historiciser la sexualité – ce qui a déjà été tenté – et construire un récit de l’individu aux prises avec la poussée de liberté. Se référer comme Freud l’a fait aux seuls restes d’un individualisme » primitif » est insuffisant.
Alors je vais esquisser ici une fiction, petit récit partiel de l’enfance de cette poussée pour rester fidèle à nos demeures d’origine et raconter un devenir.
Il y a dans la vie des moments de grâce. Moments où l’on se sent libre. Je ne parlerai pas de la liberté en général pour des raisons que je viens d’évoquer, mais du sentiment de liberté qui procure une vraie joie et propulse l’activité humaine vers de nouveaux possibles. Que valent tous les arguments disant que la liberté est un leurre, que valent toutes les menaces, toutes les intimidations au regard de cette jubilation unique de se sentir libre, ne fut-ce que quelques instants, souvent cher payés ? Si le sentiment de liberté n’était un bien si précieux pour l’homme, on ne comprendrait rien aux révoltes les plus risquées, aux engagements les plus fous, aux agissements de casseurs de toutes sortes. Il est dangereusement réducteur d’évoquer à ce propos le simple défoulement d’une agressivité réprimée. Il y a dans l’homme un désir d’affranchissement qui peut aller bien au-delà d’un équilibrage bien tempéré de ses pulsions, ou encore de ses intérêts bien compris.
La jouissance de la liberté est une exigence à part entière. Les discours bienséants de la démocratie, même s’ils sont ce qu’il y a de moins mauvais, n’épuisent pas et ne peuvent satisfaire cette poussée de liberté, poussée singulière et sauvage, d’autant plus sauvage que la » civilisation » demande le sacrifice des pulsions et, au prétexte de respecter quelques espaces propres, réglemente le temps de chacun de manière invisible, mais féroce…
On feint de croire que le monde marche grâce aux hommes de devoir, prétendus représentants d’une responsabilité collective. Est-ce pour cela que le monde marche si mal ? Devons-nous la » civilisation » seulement aux hommes de devoir ?
Ce sont les autres, créateurs impénitents, inventeurs à hauts risques ou saltimbanques zoneurs qui ensemencent les richesses du monde. Les hommes de devoir, la mine grise, complet veston, font tourner la machine. La grande machine broyeuse de notre temps qui régule le quotidien de la vie et les disciplines collectives. Or la création aussi demande discipline, mais ce n’est pas la même. Bien souvent entre les deux il y a conflit.
Le poète se décommande de l’usage convenu de la langue. Il la malmène et réinvente une langue dans la langue. Chaque vie pour être vivante se doit ces moments où l’on se décommande et impulse une vie dans la vie. On se demande pourquoi la dépression est le symptôme dominant de notre époque en Occident : est-ce parce que les oppressions sont devenues invisibles et évacuent la mise en jeu des corps singuliers ? Oppressions de plus en plus désincarnées. Même si nous ne vivons pas sous le joug de féroces tyrans qui ont la mainmise sur les corps, nous vivons une ère de soumission aux discours omniprésents qui, dans leurs effets profonds, valent tyrannie et ce de manière d’autant plus sournoise qu’ils ne se légitiment d’aucune transcendance. Or ce n’est pas parce qu’ils sont laïques qu’ils ne viennent pas d’en haut.
Très tôt dans la vie, la soumission nous est inculquée.
Elle est apprise, puisque l’enfant avant toute chose apprend à obéir, que l’obéissance est pour lui liée à son développement même. Il en faut certes, dès lors qu’il s’agit de le » dresser » afin qu’il respecte les règles nécessaires à son devenir adulte. Il en faut, mais jusqu’où ? Et quel en est le coût ?
» Le mal est originellement ce pourquoi on est menacé d’être privé d’amour » disait Freud, mettant ainsi en relation la soumission et l’amour.
Les psychanalystes parlent aujourd’hui plus volontiers en termes de lois. Or la loi n’est pas seulement cette grande et belle chose qui empêche l’inceste et le meurtre, ni même l’ensemble des prescriptions d’une tradition ! Est souvent pris pour la loi l’ensemble d’interdits que véhicule le droit actuel qui exerce aussi une violence inouïe. Le droit combat la violence par l’exercice d’une autre violence3.
Selon Freud, il y aurait deux issues aux pulsions destructives de l’homme : le refoulement et la sublimation ; à cette dernière, la culture est sensée offrir des modalités satisfaisantes. Le droit refoule et n’offre pas toujours des modalités de sublimation à bien d’autres poussées de l’individu, pas toutes issues de sa destructivité native. De toutes façons il n’échappe pas à la culpabilité face à la machine à réglementer le temps, le temps de l’homme -machine ou de la machinique répétition, signe d’une soumission à l’œuvre…
Mais à quoi est-on soumis ? Pour le dire brièvement : l’instrument de toute soumission est toujours un discours, fut-il sans paroles. Tout discours a sa cohérence, il tient sa cohérence d’un idéal qui lui est consubstantiel. Cet idéal est variable. Pour Freud, il s’agirait du » Père Idéal « . La cohérence, due à la logique interne d’un discours, système de pensée qui l’oppose ou le conjoint à d’autres, est plus contraignante que l’Idéal en lui-même. Chaque discours implique un ensemble de « faires. » Chaque discours tente de systématiser la pensée de chacun. Et ce qui vieillit ce ne sont pas les pensées, mais les systèmes. Je le dis tout de suite : en psychanalyse comme ailleurs.
Or c’est le » Moi » qui relie le sujet aux discours. Discours, systématisation de la pensée qui rassure et pour lequel le » Moi » semble avoir une véritable passion, tant il est à l’affût de ce qui peut l’aider dans son œuvre de refoulement. En cela je reste freudienne et j’observe combien le Moi peut avoir partie liée avec le Surmoi. Le discours est en surplomb, il vient d’en haut, bien que nous ne le sachions pas toujours. Pourquoi est-il en surplomb ? Parce qu’il est toujours déjà-là. Avant que l’on n’ait proféré le premier mot, il est déjà-là. Il donne sa cohérence à toute situation, faute de quoi la situation est vécue comme insensée. L’insensée du moment peut être le nouveau par excellence, et le nouveau effraie.
Il y a pourtant des situations qui, bien qu’étant folles, telles que furent les situations d’extermination par exemple, pouvaient néanmoins prétendre à une cohérence, grâce aux discours qui les structuraient pour les protagonistes Si les victimes étaient opprimées de fait par une violence concrète et massive, les vrais soumis étaient les bourreaux. Comment des folies meurtrières et systématiquement exécutées peuvent-elles se mettre en place si ce n’est par l’apparente cohérence d’un discours qui les justifiaient ? Le charisme d’un chef joue à partir d’un discours qu’il rend crédible, voire aimable. Car la seule pulsion destructrice est insuffisante à expliquer les meurtres systématiques. La pulsion est désordonnée, le discours la canalise et lui assigne des cibles autorisées. La cohérence la plus infâme rend ainsi pour le Moi ses exigences acceptables .
Je ne m’attarderai pas sur ces cas extrêmes, je voudrais parler de la soumission ordinaire.
La vie en société exige de tout individu une immense aptitude à la soumission. Comment faire la part entre la soumission minimale exigible qui laisse place à la créativité des individus et celle toujours exorbitante vers laquelle tend tout système ?
Winnicott disait :
» La soumission entraîne chez l’individu un sentiment de futilité, associé à l’idée que rien n’a d’importance (…) Ils vivent de manière non créative, comme s’ils étaient pris dans la créativité de quelqu’un d’autre, ou celle d’une machine. «
La socialisation du petit d’homme se fait par l’apprentissage, voire par l’introjection des contraintes imposées. Il est littéralement programmé pour intérioriser une série de frustrations et de pertes qui sont la condition même de son développement. Si ces frustrations sont nécessaires, elles n’en sont pas moins taillées dans la même étoffe que toute exigence de soumission, même la plus injuste. C’est bien pourquoi le petit enfant ne fait pas la différence entre des exigences absurdes et celles qui l’introduisent dans un cycle de plus grande autonomie. Sans invoquer les fameux » stades » du développement, sujets à discussion, il existe des étapes dans le parcours au devenir humain et adulte, chacune étant marquée par une séparation d’avec l’étape précédente. Ce n’est pas tant le » stade » qui importe ici, mais les séparations inter et intra -pychiques qui sont la dynamique du développement. Chaque rupture de système comporte un passage par l’angoisse qui se résout en principe par un gain d’autonomie.
La soumission s’origine dans la dépendance obligée du petit enfant par rapport à son entourage immédiat, plus particulièrement par rapport à ses personnes d’attachement, la Mère et le Père, mais aussi par rapport à l’entourage plus large. Il n’est pas seulement dépendant des désirs de ces personnes, mais des discours auxquels ces personnes sont elles-mêmes soumises : ce qui du collectif s’est invaginé en eux.
La série des séparations est traditionnellement appelée la série des castrations : orale, anale et symbolique. L’angoisse en est le pivot, affect-clé pour l’analyste : elle est à la fois inévitable dans ces ruptures de systèmes, passages d’une étape à l’autre de la maturation ; elle peut prendre par ailleurs valeur de signe lors des manifestations pathologiques. L’angoisse n’est donc pas un symptôme, mais un affect particulier, que Freud avait à juste titre appelé » équivalent général de tous les affects « . Tout affect contrarié peut se transformer en angoisse. Elle est la boîte noire de nos affects.
L’angoisse primordiale provoquée par la perte de l’objet d’amour, ou par la simple crainte de sa perte, est » spontanée » et non apprise, elle surgit dès les premiers mois de l’enfant. La culpabilité et la honte sont en revanche des affects d’apparition plus tardive. Ils n’existent que dans la mesure où il y a accès au jugement d’autrui, aux valeurs langagières. Par rapport à eux l’angoisse est première.
Or la joie est tout aussi précoce que l’angoisse, elle est donc antérieure aux affects socialisés (honte et culpabilité). On oublie de s’étonner que la joie soit rarement évoquée dans les ouvrages de psychanalyse.
L’enfant se soumet par dépendance inhérente à son état, puis pour obtenir l’amour de l’adulte. L’exigence de soumission et la demande d’amour vont donc de pair.
C’est dans le moule creusé par la dépendance des besoins que viendront se loger les aptitudes à la soumission.
Lacan avait proposé quatre concepts comme fondamentaux de la psychanalyse. À mon avis il convient d’y ajouter un cinquième : l’affect. Étrangement, Lacan l’avait omis, pire encore, il l’avait banni. Sans doute avait-il ses raisons. De là à dire qu’il avait raison ? Je répare l’erreur !
Je vous propose donc de reconsidérer la psychanalyse avec, non plus quatre concepts fondamentaux, mais cinq : l’inconscient, le transfert, la pulsion, la répétition et l’affect.
L’affect est au centre de tout affranchissement, de toute révolte, et de toute poussée de liberté. Je rappelle au passage que l’affect est le représentant psychique de la pulsion, la force motrice de tout acte de désir.
S’affranchir d’une soumission, implique la propulsion d’une force du Moi et d’un désir, un rapport au pathos et une actualisation possible de l’affect.
Dans l’abord de cette aire, la trilogie freudienne » Inhibition-Symptôme-Angoisse » garde une pertinence encore actuelle. Elle permet d’engendrer d’autres variantes utiles.
Lucien Mélèse avait déjà utilisé cette trilogie pour proposer une variation qui terme à terme donne pour les manifestations de crise en général et d’épilepsie en particulier ceci :
» Exhibition-Crise-Honte4 « . À mon tour je propose celle-ci :
» Soumission-Affranchissement-Jubilation « .
Les trois points d’articulation mettent en relation :
1 – les fonctions du Moi : inhibition-exhibition-soumission ; conduites patentes aux motifs inconscients, offertes à la sagacité de l’analyste.
2 – les manifestations du Pathos: symptôme-crise-affranchissement ; pathos ou passion résultant du collectif qui contrarie la réalisation pulsionnelle brute, coïncidence du singulier et du collectif. Qu’il s’agisse de symptôme, de crise ou d’affranchissement, c’est le plus souvent une réponse à ce qu’une époque, c’est-à-dire un certain type de discours ne supporte pas d’entendre en clair, soit du fait d’une censure morale soit du fait d’une ignorance réelle. Symptôme, crise ou affranchissement sont donc ce qui fait signe du singulier au collectif. À ceci près que l’affranchissement peut être signe pour le sujet seul, il peut revêtir un aspect de symptôme pour les autres, voire de crise.
3 – les actualisations de l’affect : angoisse-honte-jubilation ; l’angoisse étant l’affect par excellence dont s’occupe la psychanalyse. La jubilation manifeste un dégagement opéré. La honte résulte du collectif comme instance. Le sujet éprouve l’intensité d’un évènement psychique quelle qu’en soit l’origine, externe ou interne.
Je ne prétends pas que tout affranchissement implique la joie, il arrive même que vouloir mourir se signifie par un » je me décommande « , mais on ne peut pas éviter de prendre en compte la jubilation que procure tout acte d’affranchissement quelles qu’en soient ultérieurement les conséquences.
Ce qui est frappant dans la théorie de la psychanalyse c’est la place exorbitante accordée à ce qu’on appelle la série des castrations, série de frustrations et de renoncements au détriment d’autres processus constitutifs dans l’évolution du petit d’homme. En d’autres termes la série des séparations nécessaires, inter et intra-psychiques dans le développement de l’enfant dont les avatars nous permettent effectivement de comprendre un grand nombre de manifestations de souffrances et de symptômes.
Il est moins évident dans ce contexte de comprendre sur quelles expériences précoces s’étayent le désir et les capacités de l’homme à se révolter d’une façon non pathologique, à vivre hors la soumission que l’on dit » volontaire « , ainsi que son aptitude à être joyeux en dépit d’une réalité qui ne l’y encourage pas souvent.
Le plaisir d’organe, les satisfactions libidinales et narcissiques, les sublimations réussies sont certes là pour nous éclairer sur ses possibilités de bonheur, mais il m’a semblé que l’on devait ajouter à cette quête , le désir de liberté.
Le sentiment de liberté fait partie, pour certains plus que pour d’autres, de ce bonheur. Plutôt que de m’enfermer dans les discussions sans fin sur l’aliénation, l’inexistence de la liberté en soi, ou de la liberté comme pur leurre, je voudrais simplement explorer certains moments psychiques où domine l’affect de la joie, résultante d’un affranchissement. L’affranchissement provoque une déchirure dans le temps social commun que la joie fait oublier de surcroît. L’angoisse originellement liée à l’attente pâtit au contraire du temps qui n’en finit pas de ne pas passer. Que le cœur s’accélère dans un cas comme dans l’autre est une piètre consolation…
Quelle ne fut donc pas ma joie de m’apercevoir que face à la série des castrations, il était possible d’aligner une autre série, série de la jubilation, toute aussi fondatrice dans le développement de l’enfant.
La série jubilatoire n’apparaît pas d’emblée parce qu’elle ne figure pas chez un même auteur, elle pointe en discontinu et ne devient lisible qu’après le repérage d’une transversale faisant passerelle à minima entre Freud, Winnicott et Lacan.
Elle n’est ni éducative, ni adaptatrice, contrairement à celle des castrations ou des renoncements. Elle existe dans la théorie analytique mais n’a pas été isolée comme telle parce que chaque moment a été observé par un analyste différent, chacun ayant bâti tout un pan de sa théorie à partir d’un moment d’affranchissement jubilatoire observé chez l’enfant.
Il est étonnant que trois grands analystes, trois cliniciens, trouvent des idées clés de leur théorie non pas en écoutant les patients en cure, mais en observant des petits enfants en direct. Observation hors tout dispositif produit par la psychanalyse qui, de par ses contraintes, impose le déjà-là, le déjà -pensé et empêche de ce fait d’autres pensées d’advenir. La pensée dès lors qu’elle doit se développer à l’intérieur d’un système devient captive. Non seulement chaque théorie limite la recherche de par sa cohérence propre, mais le respect du dispositif même de l’analyse infléchit la pensée de l’analyste et de l’analysant. Cela peut laisser songeur… C’est alors loin de ces contraintes que peuvent surgir des idées nouvelles. En tout cas cela permet de redonner la place à l’importance de l’expérience vécue comme lieu de naissance des idées théoriques pour la psychanalyse.
Je citerais trois moments qui sont charnières, et dans le devenir de l’enfant et dans la théorie analytique. Il en existe sans doute d’autres.
– Le moment du Fort Da : Freud regardant son petit-fils jouer avec une bobine répétant inlassablement » Fort » (parti) et » Da » (ici), en déduit l’existence d’une compulsion de répétition qui donnera lieu à la notion de la Pulsion de Mort. Tout autant qu’une mise en scène de la répétion du plaisir-déplaisir, de la séparation et de la retrouvaille avec la bobine sensée représenter la mère, l’on assiste à une invention de l’enfant, d’un acte de liberté face à une situation déplaisante. Création de l’enfant pour maîtriser sa dépendance par rapport à la séparation ; expérience inaugurale de la maîtrise d’une situation et déprise de sa dépendance. Moment jubilatoire qu’il va reproduire compulsivement. Car l’enfant ne pleure pas tandis qu’il jette la bobine, il jubile.
– Le moment du stade du miroir, observé par Lacan. Quand l’enfant se reconnaît dans le miroir, il rit à sa propre image. Saisie d’une forme unifiante qui lui permettra une plus grande autonomie. Mais de quoi jubile l’enfant si ce n’est de son affranchissement, de son détachement de l’autre, de l’autonomie de sa forme et de la nouveauté de son expérience ? Lacan perçoit l’affect de joie qu’il appelle assomption jubilatoire, sans se préoccuper plus particulièrement de l’affect comme tel que cette expérience fondatrice provoque.
– La découverte de l’objet transitionnel et la création par l’enfant de l’aire de jeu : Lors de certains moments difficiles telle qu’une séparation, ou une hospitalisation précoce, lorsqu’on donne à l’enfant un objet appartenant à sa mère, il supporte mieux la séparation et se montre moins anxieux… Mais il s’agit là d’un simple rappel de la mère et non d’un vrai objet transitionnel. L’objet transitionnel à proprement parler est une création de l’enfant : il le trouve seul. Le moment de l’appropriation est spontané et soudain si l’entourage n’est pas trop contaminé par la culture psychanalytique et laisse l’enfant se débrouiller dans sa quête. Alors on assiste au plaisir d’une découverte, comme on peut assister chaque soir à sa satisfaction retrouvée. L’objet transitionnel est ainsi trouvé-créé, comme le dit Winnicott.
Il en est ainsi de toute aire de jeu en général : objets ou territoires que l’enfant trouve et crée ce qu’il a trouvé.
La série jubilatoire s’étaye sur les aptitudes propres à l’enfant qu’il ne reçoit de personne dans sa poussée de liberté. À condition évidemment qu’il y soit parvenu grâce à un entourage suffisamment bon. Que la découverte et l’affranchissement de la situation qui la précède soient spontanés et non une réponse à une attente de l’adulte ne signifie pas qu’il puisse se passer de la présence aimante de ses personnes d’attachement.
La dépendance dans la cure, l’attachement souvent massif du patient à l’analyste n’est pas en soi une entrave à la poussée de liberté ; elle peut le devenir si l’analyste abuse du pouvoir que lui confère cette dépendance, en principe passagère. Elle peut au contraire représenter un territoire de confiance à partir duquel les affranchissements deviendront possibles si la relation à l’analyste reste fiable. Cela ne va pas de soi, certaines conditions sont indispensables et en premier lieu celle qui consiste à ne pas confondre le lien vivant entre deux personnes et l’exigence dogmatique de la soumission à un dispositif inerte souvent mortifère qui exige des conduites répétitives.
Le plaisir et la jubilation ne sont pas d’emblée langagiers, ils peuvent le devenir ultérieurement. Chaque découverte semble issue d’une décision instantanée.
Les deux séries ne donnent pas lieu dans le transfert aux mêmes comportements. D’abord et essentiellement parce que la série des castrations tient le haut du pavé dans les théories psychanalytiques, que le dispositif est souvent utilisé à des fins de castration et que la série jubilatoire n’est jamais invoquée comme fondatrice d’expériences ultérieures. Exception faite pour Winnicott qui situe l’aire de jeu comme matrice de la créativité chez l’adulte et comme possibilité thérapeutique.
» Jouer doit être une activité spontanée, et non l’expression d’une soumission ou d’un acquiescement, s’il doit y avoir psychothérapie »
et plus loin Winnicott précise :
» le jeu est un faire « .
C’est un faire qui n’est pas un faire pour l’autre. Mais le moment psychique est ce qui autorise ce faire et rend possible la création d’un nouvel espace-temps subjectif.
La problématique de la perte est au centre de la réflexion des analystes, et si un gain d’autonomie en est le résultat, cette autonomie va dans le sens de l’attente des adultes, dans le sens de la » civilisation « . Le sentiment de liberté, sans même parler de jubilation, n’est pas une conséquence naturelle de cette perte.
Bien d’autres activités suscitent des manifestations de joie chez l’enfant : l’acquisition de la station debout, les premiers pas, la profération des premiers mots et même l’énergie qu’il déploie pour arracher la cuillère afin de la porter à la bouche sans l’aide de personne. Toutes relèvent de l’imitation et des apprentissages où l’enfant répond à l’encouragement et à l’attente des adultes, même quand il est très entreprenant et vit spontanément la satisfaction de sa performance.
Les moments de la série jubilatoire appartiennent à un autre registre, ils sont issus d’un moment psychique spécifique et sont comparables en cela au rêve qui est un pur événement psychique.
On peut faire l’hypothèse que la série jubilatoire constitue le premier socle sur lequel viendront s’étayer les tentatives ultérieures d’affranchissement de l’adulte, tout autant que ses révoltes qui n’ont pas systématiquement la haine comme seul moteur.
Le moment d’affranchissement a lieu sur fond du silence des discours.
Alors le » je » se décommande de leur emprise et de leur cohérence obligée.
La possibilité d’affranchissement nécessite une rupture de cette cohésion, rupture de système, et l’évanouissement de l’emprise discursive sur le sujet qui se trouve seul en prise avec ses poussées internes. » …Freiheitsdrang… « .
Expérience d’un temps radicalement différent du temps du récit, du temps soumis à l’ordre séquentiel d’une logique, fut-elle la plus rudimentaire.
Expérience rare pour beaucoup, plus fréquente pour les déjantés de la grande santé et soigneusement refoulée par les tenants de l’ordre établi.
En analyse, la vraie association libre, expérience rare faut-il le rappeler, y donne parfois accès.
Winnicott cependant insistait sur sa spécificité
» L’association libre qui révèle un thème cohérent est déjà affectée par l’angoisse, et la cohésion des idées est une organisation défensive5 « .
La cohésion est toujours défensive bien que nul ne puisse s’en passer complètement dans l’ordinaire des jours et l’usage de sa raison.
Cette expérience temporelle est très différente de ce que j’avais appelé ailleurs le » temps arrêté » dans le vécu des névroses traumatiques où la vie entière se déroule sur fond d’une même scène traumatique, cadre qui confère toujours le même sens aux événements.
Si l’affranchissement est hors récit, expérience du temps non chronologique, il n’est pas hors affect.
Jouons encore à parler freudien :
Lors du moment de l’affranchissement, le » je » se décommande, le Moi n’a plus d’instance à laquelle ajuster comme il peut les poussées du Ça. En somme ce qui permettrait à l’adulte de s’affranchir d’une situation, ce serait l’expérience déjà vécue ayant laissé une trace mnésique qui peut faire appel à une répétition, non plus néfaste mais bénéfique : souvenir inconscient des moments jubilatoires fondateurs.
En l’occurrence le Moi se décommande de l’emprise du Surmoi et devient plus perméable aux poussées du Ça et aux résonances du réel. Alors que l’exigence freudienne enjoint au travail de l’analyste dans son œuvre civilisatrice de tendre à ce que, selon la formule consacrée, » Là où était le Ça advienne le Moi « , (ou le » je » selon Lacan), lors du moment de l’affranchissement on assisterait, en tout cas en partie, à son inverse.
Moment après lequel il y aurait, soit retour possible de la culpabilité, » Qu’ai-je fait ? Que m’est-il arrivé ? » soit arrimage à d’autres discours, d’autres situations, d’autres cohérences. Certes, à la longue ces nouveaux arrimages engendreront aussi des effets de soumission car il n’y a pas d’adhésion à un discours sans Surmoi, sans renoncements. Cela s’appelle Principe de Réalité et usage de la raison. Le moment d’affranchissement en tant que tel n’a pas d’ancrage immédiat dans la réalité, il est affaire de réel. Or la réalité voile le réel.
Philippe K. Dick à qui on avait demandé de définir en une phrase la réalité avait répondu : » La réalité c’est ce qui, quand on cesse d’y croire, ne s’en va pas. » En fait il avait donné une excellente définition du réel.
Cet éphémère arrachement de la réalité connue est une expérience hors norme qui situe le sujet au-delà du bien et du mal. Comme tout cela est pris dans la vitesse, tout cela est promis à l’oubli, quand bien même on irait jusqu’à l’étonnement. D’où mon insistance.
On conçoit combien ces moments peuvent être proches d’un début de Manie et combien grande peut être la tentation de les y réduire, car ils ont en commun l’euphorie que procure au sujet sa propre puissance. Cela peut effectivement tourner à la Manie lorsque s’y ajoute la croyance dans sa toute puissance à l’égard de la réalité.
Mais avant tout ce moment est proche de l’espace-temps du rêve. Dans le rêve aussi il y a silence des discours. Ce qui n’implique pas absence de sens. Le temps du rêve est le temps de l’accompli, c’est un présent qui s’étire. À ceci près que le moment de l’affranchissement ignore jusqu’aux contraintes qu’impriment au rêve ses propres fantasmagories.
La jubilation ressentie est une jouissance sans objet. Tout comme on peut dire qu’il y a angoisse sans objet bien qu’à l’origine sa perte est précisément cause de l’angoisse de même la jubilation peut se dire sans objet car on ne jouit pas tant d’un surcroît de pouvoir sur un objet particulier que de n’être plus soi-même objet d’emprise de l’Autre, L’Autre de tous les discours. Quant à l’enfant des premières expériences jubilatoires, pour lui à l’origine l’Autre est le plus souvent la mère, ou tout partenaire privilégié de l’enfant petit, à la fois porteur de désirs et médiateur des contraintes collectives.
Cet instant se caractérise de n’être que la perte de la crainte de la perte. Interruption de l’éternelle attente.
Sortie brève des temps chronologiques du conscient, du temps des autres. Ouverture vers un temps qui est pure présence qui transite. Temps qui passe dans les battements du cœur, dans le flux du sang qui coule dans les veines et les artères. Ouverture des mondes inconnus, savoir par flashs, temps devenu vertical.
Jouissance de la Puissance de la vie nue… produisant aussi bien la jubilation que de l’effroi.
Liens inédits d’un appareil psychique qui favorise en analyse les transferts symbiotiques ou psychotiques.
Histoires de pure présence où l’état de l’un peut contaminer l’autre. La parole suit, comme l’intendance : à la fois nécessaire et contingente.
Donner tout son poids à ces moments psychiques dans l’analyse demande de s’abstenir de toute imputation de » contenu » à l’inconscient. Les contenus de l’inconscient dont nous parlons sont en fait nos constructions imaginaires et théoriques. Nous lui imputons nos hypothèses dont nous vérifions à la sortie le bien-fondé. Les contenus de l’inconscient font partie du discours de la psychanalyse qui, à l’instar de tout discours, même celui qui prône la plus grande liberté, demande soumission.
Je pense que la série de la jubilation a donné lieu dans la théorie, bien plus que la série des castrations, à ce que Deleuze et Guattari avaient appelé des personnages conceptuels : comme l’Idiot ou Bartelby, l’Enfant du Fort-Da, l’Enfant du Miroir, l’Enfant de l’objet transitionnel sont des personnages conceptuels dans la psychanalyse. Figures de l’enfant de la jubilation.
La psychanalyse gagnerait en richesse, et le psychanalyste en liberté de pensée, à considérer tout autant le petit Oedipe amoureux de sa maman et jaloux de son père ou le Nourrisson Savant de Ferenczi comme des personnages conceptuels. Arrachés à leur empaquetage théorique d’origine, ce changement de statut éviterait les sempiternelles questions sur leur valeur scientifique ou leur universalité, sans perdre pour autant leur efficacité descriptive ni leur densité métaphorique lorsque le recours à ces fictions s’avère utile.
Si j’insiste sur l’opposition de la série jubilatoire comme endogène à l’enfant face à la série des castrations plus adaptatrice à la société et exogène à la poussée de liberté, ce n’est pas pour annuler l’une au profit de l’autre. Pas plus qu’il ne convient de les utiliser pour tomber dans le panneau de l’opposition de l’inné et de l’acquis. Les deux sont nécessaires à la maturation de l’enfant. Mais il s’avère que l’essentiel du dispositif de la cure et des prescriptions enjointes à la conduite de l’analyse promeut la castration et les frustrations au détriment de toute autre modalité. Ce qui est un peu court quand ce n’est pas franchement catastrophique. Pour bien profiter de telles analyses, il vaut mieux jouir d’entrée de jeu d’une santé robuste. Autant dire que l’analyse vient alors de surcroît !
Si les moments d’affranchissement où un sujet se décommande ne sont pas pris en compte dans la cure comme événements psychiques à part entière, respect des compétences premières de l’espèce humaine, si le psychanalyste ne reconnaît pas ses propres aptitudes à la trouvaille singulière, alors quel que soit le nouveau discours adopté, il ne sera qu’un remplacement à l’identique de l’ancien. Ainsi on a pu voir certains troquer à l’identique leur soumission au discours maoïste pour celui de la psychanalyse, lacanienne de préférence. L’ouverture vers le nouveau, la trouvaille précieuse, sera étouffée au profit immédiat du travail et des assignations discursives du vrai et du faux quand ce ne sera du bien et du mal. Car on trouve pour soi, on travaille pour l’Autre. Quand il y a jubilation, l’affranchissement est un non à toutes les instances où le oui à l’instance de rechange reste au vestiaire. La joie vient de là. L’expérience intime de liberté aussi. Le recouvrement par une signification trop tôt venue risque la chute dépressive, comme d’un devoir asséné à la place d’un sourire.
Dans ce temps éphémère le oui et le non se confondent sans que pour autant le sujet soit ambivalent. Ce non n’est pas celui dont parle Freud, bien qu’ils aient des traits communs : ce n’est pas un non à un objet, qui de ce fait deviendrait mauvais, mais jouissance d’une expérience qui abrite la vie tout simplement.
S’agissant d’adultes en analyse, empêtrés de savoirs, c’est à l’analyste de devenir joueur à son tour, à lui de trouver par mille et une ruses les potentiels non ordinaires dont dispose chaque patient. Ces potentiels peuvent être activés par la rencontre et l’ensemble, chaque fois insolite, que forment le patient et l’analyste. Potentiels non ordinaires en tant qu’étrangers à ce qu’exige l’ordinaire de l’éducation de la théorie analytique en place, éducative malgré elle par le simple fait d’exister déjà. Entreprise d’autant plus difficile quand on reçoit des analysants soumis d’avance à l’idéologie analytique, s’imposant à eux-mêmes comme allant de soi l’infortune de toute velléité novatrice face au rituel imposé.
Si l’on s’insurge contre le dogme en analyse, ce n’est pas tant qu’il préconise des concepts faux, c’est parce chaque discours tend vers la tyrannie et exige la soumission et celui de la psychanalyse n’échappe pas à la règle. Plus une théorie est forte et cohérente, plus elle suscite une adhésion sans réserve, plus elle a tendance à devenir totalitaire au sein même de la cure. La justesse des concepts n’est pas en cause, ce qui est en cause c’est que dans notre pratique le discours théorique régente les modalités des rapports, allant jusqu’à faire oublier qu’il s’agit d’abord d’un lien entre deux humains, avant d’être lien entre analysant et analyste. Elle produit des énoncés qui s’emparent des manières d’être des uns avec les autres, des corps en présence et du temps de la vie. Le dispositif de l’analyse sert le confort de l’analyste parfois sans rapport évident avec l’abord de l’inconscient ou du souci thérapeutique. Une technique peut ainsi induire des modes de vie au nom de la pertinence des concepts. Même les sciences les plus dures n’ont pas de telles exigences ! Elles sont en revanche le propre des religions et des partis politiques.
Pour revenir aux moments jubilatoires comme socle d’expériences novatrices ultérieures, leur recours en analyse n’est pas évident pour autant. Le premier pas consiste à leur accorder au moins valeur d’existence.
Reste à se demander comment se mémorise une jouissance sans objet et une expérience hors discours. Comme hypothèse de réponse, on pourrait imaginer qu’il y a mémorisation d’un rapport déjà vécu entre un pathos et un affect lié à une fonction ou manifestation du Moi. Ainsi on pourrait schématiser grossièrement l’exemple précédent en disant qu’il y aurait mémorisation du rapport symptôme/angoisse lié à l’inhibition, celle du rapport crise/honte lié à l’exhibition ou encore mémorisation du rapport affranchissement/ jubilation lié à la soumission.
Sachant que la mémoire retient prioritairement les événements chargés d’affect, sachant aussi que les affects désagréables mobilisent davantage la psyché que les affects agréables, je suggère que les analystes soient d’autant plus attentifs à ce qui pourrait venir affleurer en séance de ces moments délicieux et fugaces. Où le rire et la joie seraient nos meilleurs alliés et où la liberté du patient, quand bien même elle l’amènerait à se décommander de nos croyances les plus chères, ne serait pas versée immanquablement au registre des résistances. Quand faire se peut.
Nulle crainte pour les esprits chagrins toujours les mêmes, d’un article à l’autre ! que l’on aille de ce fait confondre les refus systématiques, les explosions agressives avec cette poussée de liberté ou d’insoumission qui n’existe qu’à l’état d’instantané car il s’agit d’un moment psychique et non de conduites structurées. Pour durer, chaque expérience recourt par nécessité au langage et tend à devenir mémoire discursive. Mais alors elle n’est plus cette brèche dans les nouages imaginaires, aller-retour direct entre la psyché et le réel du Monde, entre présences qui s’affectent, aussi bien celle de l’analyste que celle du patient. Ce que l’on voit et ce que l’on entend alors sans ordre préétabli, ce sont les sons et images du dedans, et les images -sons du dehors, un dehors non ordonné, ni pré -découpé par les normes : qu’est-ce donc sinon le cosmos lui-même, le monde ouvert ? Expériences fulgurantes si elles devaient prendre quelque ampleur, mais qui peuvent tout aussi bien passer inaperçues tant est épaisse la couche de protection de nos croyances en la réalité imposée. Si cela ne peut se concevoir que comme pur instant, pur moment psychique à partir du silence des discours c’est parce que le temps de l’homme et ses perceptions ne sont pas à la mesure du Monde ouvert. Hormis nos limites physiologiques, seul le social et la soumission aux contraintes des discours nous évitent la confrontation directe avec la cruauté et l’immensité de l’Univers. Prix de la » normalité » ?
Quelques grands fous s’y sont aventurés… Ils n’en sont pas revenus. Et les artistes, les très grands, avec des instruments exquis qu’ils fourbissent dans une discipline de fer. Sans être fous, ils font incursion dans ces vastitudes non ordonnées du cosmos et nous ramènent des bouquets de réel, en sons, en couleurs, en formes, en mots étrangement entrelacés, en images mentales de choses jamais vues. Et cela nous soigne plus que tout discours de nos soumissions inévitables et ordinaires. On ne dira jamais assez que seul l’art est une vraie médecine. L’homme semble fasciné par l’interrogation du réel, et la science lui fabrique des nacelles pour aller à sa pêche avec l’idée grandiose d’en devenir le maître.
Sans aller jusque-là, l’appareil psychique de l’homme ordinaire peut aussi s’ouvrir parfois quand fait retour l’enfant de la jubilation. Alors pour quelques instants éphémères, nous devenons des voyants saisis d’effroi ou encore télépathes éblouis, ne sachant que faire de l’irruption du réel dans nos savoirs éternellement immatures.
Mais pas de panique : les discours sont là pour vite nous cueillir, nous faire oublier, nous protéger et nous soumettre à nouveau. Cependant si la vie se réinvente avec tant d’obstination au-delà de tant de désastres, c’est que l’éphémère de nos instants jubilatoires laisse des traces vives, et c’est sans doute pour cela que l’espoir n’est pas une vaine folie.
Radmila ZYGOURIS
Paris, novembre 1998