SÉMINAIRE IV.5
27 AVRIL 2003
DEPENDANCE ET SOUMISSION
RAPPEL
La dernière fois, j’avais parlé du besoin de régression à la dépendance, qui pouvait prendre la forme d’une dépression. Je dirais même plus : la dépression, dans bien des cas, n’est rien d’autre que le besoin de pouvoir se faire porter, de régresser à ce moment de la vie où l’on n’est plus responsable, ni des autres ni de soi. On vient alors chercher en analyse ou dans diverses thérapies, ou dans la maladie, ce repos (certes morbide) qui consiste à ne plus devoir porter son propre Moi.
J’avais également insisté sur l’influence qu’a l’idéologie de l’époque sur l’écoute et l’interprétation dans l’analyse, en disant que les analystes qui n’ont aucun recours à la théorie sont plus exposés que d’autres à l’air du temps – à la doxa. La théorie peut, à certains moments, aider à lutter contre la soumission à une idéologie dominante. D’où l’intérêt à être un peu en avance…
Notre époque est particulièrement portée à surévaluer la vérité dont serait porteur le discours de la victime, au détriment d’autres discours moins doloristes. Entendez-moi bien : je ne dis pas qu’il faut douter de la véracité des traumas en les réduisant à du fantasme. Mais il y a ce que j’appelle un dolorisme actuel qui peut nuire à la véritable subjectivité et à la singularité d’une vie, en la réduisant aux seules expériences de souffrance au détriment de tout ce qui peut faire événement – en tant qu’immanence de pensées ou d’actes qui arrivent. Mais aussi événements psychiques, tels que le rêve qui n’est jamais réductible à une collecte de souvenirs de la réalité passée, et événements collectifs qui existent et peuvent être objet de désir tout autant que source de malaise.
BESOIN – DEMANDE – DESIR
La dépression vue comme un besoin de régression à une dépendance mérite encore quelques explications. Qu’est-ce que ce terme de « besoin » ?
Je voudrais aller vite, parce que ce n’est pas l’essentiel de ce que je vais traiter aujourd’hui, mais je ne peux pas complètement faire l’impasse sur cette question, surtout quand on a en tête la fameuse trilogie lacanienne : besoin – demande – désir.
J.P. Lehmann, dans son livre sur la clinique de Winnicott, a très bien montré que le terme de besoin ne recouvre pas la même métapsychologie chez Lacan et chez Winnicott. Pour le dire vite, chez Lacan, le besoin est un besoin du Ça, c’est un besoin pulsionnel. Or quand Winnicott parle de besoins, il s’agit des besoins du Moi, et c’est autre chose.
Par ailleurs le mot « désir » est utilisé par Winnicott souvent au même titre que besoin, alors que le désir « lacanien » est trans-individuel. Aulagnier disait : « La mère désire, l’infans demande » (« Demande et identification » in L’inconscient N°7).
Ce désir de la mère constitue l’offre maternelle. « La mère désire que l’infans demande » et « l’infans demande que la mère désire » : cette dialectique sous-tend l’identification primaire. On est loin du corps et des besoins, même quand il s’agit de la relation mère-enfant. Ce couple primitif n’est pas isolé du monde, on sait que le désir de la mère est dépendant de ce qui lui arrive de l’Autre, et pas seulement de l’enfant. Et l’on voit bien que les besoins sont à une tout autre place.
La position de Winnicott est différente. Pour lui, l’analyste (ou la suffisamment bonne mère) doit aller à la rencontre des besoins du Moi de l’enfant.Il ne peut être question de frustration ni de satisfaction. Voilà ce qu’il dit :
« On va ou on ne va pas à la rencontre d’un besoin, on y répond ou on n’y répond pas, et l’effet n’est pas le même que celui de la satisfaction ou de la frustration d’une pulsion du Ça ».
Il évoque « l’aspect berçant des plaisirs rythmiques » dont parlait Greenacre, comme exemple des besoins du Moi. Et l’enfant qui n’est pas bercé ne réagit pas comme s’il avait été frustré. C’est tout simplement une expérience qu’il n’a pas vécue dans son développement.
Par ailleurs, le désir chez Winnicott est souvent le désir non pas d’un « objet » mais d’un état de soi, par exemple lorsqu’il parle du désir d’être calme.
On en revient à des considérations que j’ai déjà abordées en parlant de Balint qui s’insurgeait contre une analyse (kleinienne et freudienne) qui ne parle qu’en termes de relation d’objet et ne prend pas en compte les états.
Donc quand je dis « besoin » de régresser à la dépendance, il s’agit de quelque chose qui serait plus proche de la demande. Mais une demande qui ne doit pas rester sans réponse, afin qu’elle s’ouvre vers le désir.
L’essentiel est de savoir à quel point et comment il faut répondre à cette demande, à ce besoin, et à quel point il peut s’avérer dangereux d’y répondre si on n’en a pas les moyens, tous les moyens, par une offre qui est à la hauteur de ce besoin. Cela exige de la part de l’analyste une disponibilité et une disposition qui vont bien au-delà de la simple réponse à une demande.
La dépression, souffrance dominante de notre époque, se situe dans l’aire délimitée par ces questions. Il n’y a pas de dépression sans souffrance narcissique, qu’il ne faut pas confondre avec la tristesse et la dépression suite à une perte grave, ou un deuil. Et même dans ces cas de dépression non pathologiques, c’est toujours le Moi du sujet qui est mis à mal. Ce sont donc les besoins du Moi « à la Winnicott » dont il s’agit lorsqu’on parle d’un besoin de régression à la dépendance.
Quant au « désir » qui ne peut se traiter en dehors de l’aire du langage et des rapports avec le Surmoi et la culture, j’y reviendrai.
L’IMPLICATION DE L’ANALYSTE
La pratique de l’analyse sera profondément différente selon que l’on utilise la notion de régression ou non. A la non-réponse à la demande sensée permettre l’accès au désir, s’oppose la réponse au besoin de régresser à la dépendance. Il faut qu’il soit bien clair cependant que je prends ici un cas limite, car ce « besoin » n’existe pas dans toutes les cures, mais j’en connais peu où il n’y a pas de moments régressifs dans le transfert. Dans les cas où la dépendance est recherchée, où l’analyse ne peut pas donner de résultats satisfaisants si on veut contourner ce besoin, elle ne peut pas être convenablement traitée sans une implication importante de la part de l’analyste. Il n’est pas question de faire alors une petite psychothérapie de soutien ! Il s’agit d’autre chose. Or cette confusion est fréquente, surtout chez les psychiatres, mais ils ont le recours aux médicaments qui prennent en charge le besoin de dépendance. La France est un pays de drogués, non parce qu’ils sont intoxiqués, mais parce qu’ils sont dépendants.
On peut alors se demander si l’implication personnelle de l’analyste, et l’acceptation de sa part (voire son encouragement) à aller le plus loin possible dans la régression à la dépendance, sont efficaces sur le plan thérapeutique. Sont-ils indispensables ? L’histoire de Margaret Little, racontée par elle-même et par Winnicott, semble aller dans le sens positif. Mais on peut quand même se poser la question. Pourquoi Margaret Little voulait-elle régresser avec Winnicott ? Elle était déjà analyste au moment où elle l’a « trouvé » et elle savait qu’il croyait à la régression !
Elle disait que ses analystes précédents avaient reculé devant sa « folie ». La régression profonde est-elle la même chose que la folie, permet-elle de toucher le noyau qui origine la folie ?
Je pose cette question tout en sachant que nous n’avons pas suffisamment d’expériences cliniques pour nous prononcer compte tenu que, dans la pratique analytique en France, il y a peu d’analystes qui ont fait cette expérience, et nous manquons de matériel pour pouvoir en discuter. Souvent, les recours à des pratiques extra analytiques, à des pratiques corporelles ou du rebirth font appel à la régression sans la dépendance, puisqu’il n’y a pas d’attachement à une personne ni de durée ; c’est en-dehors du cadre de l’analyse et sans que ceci soit pris dans une dynamique de transfert et de contre-transfert. Aujourd’hui, de plus en plus d’analystes tentent des expériences « extra analytiques » – comme on dirait « expériences extra conjugales » – ce qui leur permet de mieux comprendre certains états de régression.
Personnellement je ne pense pas que cela évacue pour autant la spécificité de la folie, au sens de la psychose grave. Par exemple, Margaret Little demandait à régresser pour vivre sa folie, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle était psychotique.
pour ce qui est de la pratique de Winnicott, j’ai toujours été sidérée par le fait qu’il arrivait à faire attendre les patients, chacun leur tour, pour entrer dans la régression profonde, compte tenu qu’il ne pouvait pas en avoir plus d’un ou deux simultanément ! Margaret Little, sachant qu’elle était en attente, est allée pendant les deux ans que cela a duré se faire soigner par Marion Milner. Quelle est la part d’autosuggestion et d’auto-programmation dans cette affaire ? En même temps quand on lit Margaret Little, ça donne à réfléchir, car on ne peut pas nier qu’au cours de son analyse avec Winnicott, une expérience importante a eu lieu, qui a modifié sa vie.
Margaret Little dit cependant elle-même que cette pratique est surtout nécessaire dans les états-limites. Balint de son côté avait parlé des régressions malignes. Et Winnicott tenait beaucoup à ce que le patient régressé puisse « remonter » de ces états.
Cela pose aussi la question de la folie, de la vraie psychose. Faut-il, dans ces cas aussi, penser en termes de régression ? Les Anglais ont tendance à ramener la plupart des souffrances psychiques à des accidents et des malheurs de la psychogenèse, alors que les structuralistes, dont Lacan, sont d’avis qu’il n’y a pas de solution de continuité.
C’est un vaste chantier qui s’ouvre là, que je ne peux pas traiter mais que je tiens à mentionner.
4. LES ANTIDEPRESSEURS
Besoin de régression à la dépendance et antidépresseurs
Par conséquent, bien souvent le besoin de régression est méconnu ou, s’il est reconnu, impossible à traiter analytiquement à cause du peu de possibilité et de disponibilité, à la fois côté analyste et côté patient.
Mais ce n’est pas tout. Depuis que les antidépresseurs existent, les dépressions augmentent. Il faut le voir dans ce sens et pas l’inverse ! C’est-à-dire que le diagnostic, mais aussi l’autodiagnostic, vont de plus en plus vers l’appellation de dépression et l’appel d’antidépresseur. C’est ça la vocation : l’appel venu de l’Autre. L’analyste ne peut pas toujours résister. D’ailleurs faut-il qu’il résiste ? Au nom de quoi vais-je défendre à quelqu’un qui souffre de souffrir moins ? Parce que cela entraverait l’analyse ? Mais est-ce vrai ? Parfois les gens vont tellement mal que cela ne les rend plus disponibles à l’analyse. On pourrait effectivement se passer d’antidépresseurs bien des fois, si on pouvait se consacrer au patient pendant un laps de temps suffisamment long, de façon très concentrée, et l’accompagner dans sa descente en prenant soin de lui. Mais on ne peut pas, et souvent les patients ne veulent pas. Ou ne peuvent pas.
Alors ils prennent des antidépresseurs. Et ça va mieux. Ils nous disent aussi par là leur velléité d’indépendance par rapport à la psychanalyse. Mais il y a aussi ceux qui résistent à toute médication, antidépresseurs compris.
Le besoin de régression à la dépendance demande une implication et une disponibilité telles de la part de l’analyste que la plupart n’est pas en mesure de les offrir ! Dans ces moments-là, recevoir quelqu’un une fois par semaine, lui donner trois quarts d’heure, ou même moins, souvent beaucoup moins, et l’expédier sur un bon mot qui tient lieu de coupure signifiante, c’est le renvoyer à son impuissance première. C’est une fois de plus lui demander de prendre sur lui. On dit qu’il vaut mieux ne pas « arrêter » un déprimé, qu’il est préférable qu’il continue à travailler ! C’est vrai si on ne peut pas s’en occuper ! Mais on ne peut pas le justifier théoriquement, on le sait d’expérience. Si c’est pour rester au lit seul et se déprimer encore d’avantage, on conçoit qu’il vaut mieux qu’il aille travailler, au moins il sera avec des gens. Mais on peut supposer qu’il ait un arrêt maladie dont il profite pour avoir des séances très fréquentes… Imaginez, juste imaginez… Je ne force personne et je reconnais l’aspect utopique… Mais osez au moins imaginer tout ce que vous pourriez faire si vous n’étiez pas dans des carcans.
Que se passe-t-il avec la prise d’antidépresseurs ?
Soit le patient est capable de puiser encore un peu plus dans les ressources défensives et maniaques de son Surmoi et il va se construire une belle carapace avec l’aide de l’analyste qui lui offre au moins l’hospitalité de son intelligence, à défaut de son temps, soit il ne peut pas supporter cette contrainte et il va craquer et refuser les bienfaits des médicaments. Tout le monde connaît ces patients pour lesquels aucun médicament ne marche ! Ils veulent bouffer de l’analyste et rien que de l’analyste. Ce sont de vrais analysants, eux ! Pour les autres, les antidépresseurs les aident à ne plus être seuls pour affronter le vide intérieur et surtout leur donnent un surplus d’énergie. Car il s’agit d’énergie.
Et puis il existe, ou il existait, une solution souvent pratiquée : l’internement ! L’internement est, pour l’analyste, un palliatif à son insuffisance dans le holding. Je rappelle que Winnicott devant partir en vacances alors que sa patiente, Margaret Little, était dans un tel état de régression à la dépendance qu’il ne pouvait pas l’abandonner sans courir le risque d’un suicide, il lui avait demandé de se laisser interner le temps de son absence. Elle a fini par accepter, à la condition que ce soit lui qui l’emmène à la clinique, et qu’il vienne la chercher. C’est ce qu’il a fait, et en plus il lui a écrit tous les trois jours pour maintenir le contact.
Je sais qu’on n’a souvent pas d’autre choix, mais je sais aussi que beaucoup d’analystes n’essaient même pas de faire autrement… souvent par incapacité d’implication suffisante, mais souvent aussi par manque de formation convenable. On leur a tellement dit que certaines choses ne se faisaient pas ! Et surtout pas, une analyse intensive.
L’antidépresseur dans l’analyse
Dans le cas où on peut reconnaître et analyser le besoin de dépendance, le recours aux antidépresseurs peut aussi trouver sa place, à la condition de ne pas s’abriter derrière l’amélioration qu’ils procurent pour ne plus s’occuper de la régression et de la demande de dépendance. On assiste parfois à un vrai clivage : les analystes disent : « Je ne m’occupe pas de ça », c’est-à-dire du fait de prendre des médicaments, qui du coup n’entrent pas dans le champ de l’analyse ni dans le transfert. Le fait de prendre des antidépresseurs sans intégration psychique, ni de l’acte ni de l’objet, a comme conséquence de recourir un peu plus aux défenses maniaques. Il se peut que l’effondrement soit vécu sur un mode mineur, avec moins de souffrance grâce à la prise de médicaments. Deux voies sont alors possibles : soit l’analyste l’intègre au travail de la dépendance à l’autre, soit l’analyste ne l’intègre pas, le clivage demeure, la dépendance aux médicaments n’entre pas dans le circuit psychique, et leur prise ne représente qu’un simple passage à l’acte. Parfois, c’est le soma qui présente l’ultime rempart à la non-psychisation de la dépendance. J’ai observé, mais je reste prudente, que les antidépresseurs pris systématiquement quand ça ne va pas, et surtout quand il s’agit d’un besoin de régression, peuvent frayer le chemin vers les maladies somatiques. Je pense aussi que les psychiatres ou les analystes qui utilisent le recours aux antidépresseurs sans avoir essayé d’offrir un lieu (matériel et psychique) à la régression, savent, de manière confuse, qu’ils ont abdiqué, ou que le patient les a fait abdiquer de leur pouvoir réel de guérison. Ils ont abdiqué devant l’offre de l’époque, souvent aidés par l’insistance de leur patient hypnotisé par le discours ambiant. On ne peut pas défendre à quelqu’un de prendre des médicaments, surtout s’il a la certitude qu’ils vont l’aider à se sentir mieux assez rapidement.
On peut essayer de le dissuader, mais alors il faut être à la hauteur ! Le plus souvent on n’a pas le choix, sachant que la prise de médicaments est une façon pour le patient de ne pas affronter seul sa vie intérieure. Les neurosciences peuvent apporter un éclairage sur la dépression, mais ne peuvent pas expliquer l’augmentation actuelle des dépressions, ni le rôle joué par « l’époque ». On ne peut quand même pas supposer une mutation de l’espèce en cours.
Quand l’analyste ne peut pas ou ne sait pas s’impliquer dans ce processus de régression, alors la prise de médicaments peut au moins être analysée comme partage de la dépendance : à la place de la dépendance totale à l’analyste, survient un partage de la dépendance entre l’analyste et l’objet médicament. Je ne nie absolument pas l’effet chimique de la substance, mais il y a un effet psychique indépendamment de l’effet chimique. J’insiste : il faut travailler l’effet placebo, c’est la clé pour comprendre.
L’autre docile
La prise de médicaments introduit une présence inconditionnelle d’un autre docile. Le médicament est un objet docile : il devient l’équivalent d’un objet halluciné par opposition à l’objet de la réalité. Ce dernier résiste et n’est pas docile : l’objet médicament est donc partiellement assimilable à un objet halluciné et entre par ce biais dans une logique de la régression. Tout comme l’alcool, comme toute drogue, comme la cigarette, le médicament – outre son action chimique, que je ne conteste pas – signifie l’incorporation répétitive d’un objet docile et indestructible. Indestructible comme devrait l’être l’analyste dans la régression à la dépendance : le médicament s’avale et, à la prise suivante, il est encore là. L’objet devient docile et indestructible comme la drogue ou le médicament qui ne dit jamais « non »aux besoins du Moi (et pas seulement aux pulsions). Il y a là simulacre d’un recours à l’Autre, qui distribue un autre disponible et bénéfique pour le sujet.
Ce petit autre qui est là, à disposition, lui permet d’accepter sa régression à la dépendance même si elle est méconnue. Cela rend visible, tout en la dissimulant dans un même mouvement, la détresse de son incompétence à se débrouiller seul avec ses monstres intérieurs, et dévoile du même coup que personne, qu’aucune personne en chair et en os, n’a pu ou voulu prendre cette place pour lui. De toute évidence, ni la drogue, ni l’alcool, ni l’antidépresseur n’ont le pouvoir de changer le monde extérieur, et c’est pourtant cette illusion qui demeure : « Avec l’antidépresseur, je pourrais mieux affronter les difficultés de la vie » disait un patient.
Le facteur quantitatif
Sur un plan plus « objectif », l’antidépresseur calme l’angoisse et surtout augmente l’énergie. Car la dépression est une chute de l’énergie, chute de la libido et du désir de vivre.
Cela joue sur le facteur « quantitatif ». Dès le premier séminaire de cette année, je vous avais parlé du facteur quantitatif invoqué par Freud dans l’Abrégé.
A la page 51, Freud parle en termes d’économie pulsionnelle et de lutte que mène l’analyste contre une certaine inertie psychique.
« Nous sommes ainsi amenés à conclure que le résultat final de la lutte engagée dépend de rapports quantitatifs, de la somme d’énergie que nous mobilisons chez le patient à notre profit par rapport à la quantité d’énergie dont disposent les forces qui agissent contre nous. »
Et plus loin :
« Il se peut que l’avenir nous apprenne à agir directement, à l’aide de certaines substances chimiques, sur les quantités d’énergie et leur répartition dans l’appareil psychique. »
Alors que faire ?
Eh bien il faut tenir compte de l’aspect du monde, et ne pas oublier que les malades de Freud n’étaient pas les mêmes que les patients que nous recevons, de même que les demandes adressées à Lacan n’étaient pas les mêmes que celles que nous recevons aujourd’hui. Les malheurs névrotiques et la folie ne sont pas en cause, c’est leur forme qui varie.
Je pense que le point de vue quantitatif dont parlait Freud peut nous aider, non pas à « harmoniser » toutes les oppositions théoriques, mais à pouvoir les lire comme un ensemble en évolution. Quant aux antidépresseurs, ils jouent évidemment sur le facteur quantitatif, comme toute substance qui agit sur l’affect et l’humeur.
CLINIQUE DE L’EXCES, CLINIQUE DE LA CARENCE ET CLINIQUE DU MANQUE
On peut, pour apporter un peu de clarté, faire des distinctions sur le plan quantitatif au sens large du terme, et tenir compte d’une évolution temporelle dont je ne peux qu’esquisser quelques traits aujourd’hui. Je tire un fil parmi d’autres.
Freud : clinique de l’excès des pulsions, clinique du conflit
Le Moi est le siège du conflit. Du temps de Freud j’ai l’impression qu’il s’agissait surtout du problème de la reconnaissance puis de la domestication des pulsions. Leur force, leur côté intraitable face aux interdits de la société, pouvaient très largement expliquer la majeure partie des symptômes névrotiques de l’époque. Il y avait un problème de gestion de l’excès des exigences pulsionnelles. C’était une clinique de l’excès, et les problèmes de frustration, de castration et de sublimation étaient très importants. De ceux-ci découlaient les considérations sur les exigences de la civilisations concernant un renoncement aux satisfactions pulsionnelles. Tout dépendait de la force du conflit, le plus souvent inconscient, et résoudre ce conflit inconscient était la tâche de l’analyste. Le paradigme de la deuxième topique, Ça-Moi-Surmoi, permettait d’aborder ces différents niveaux.
Il fallait rendre le sujet capable de sublimer les excès de ses poussées pulsionnelles, de permettre au Moi de se développer sans être écrasé par les exigences trop sévères du Surmoi. L’analyse était donc à la fois au service d’une libération du sujet – puisque Freud donnait droit de cité à l’exigence des pulsions, y compris des pulsions sexuelles de l’enfant – et au service de la civilisation par le fait qu’elle introduisait la castration et la sublimation.
Winnicott : clinique de la carence, ou de la défaillance de l’objet
Le conflit cède la place à la dépression, l’intrapsychique à l’inter-psychique. Le siège est déplacé, il est dans l’influence réciproque.
Aujourd’hui nous avons devant nous une clinique de la carence et c’est pourquoi Winnicott nous est d’un grand secours.
Si les patients de Freud souffraient de l’excès de leurs pulsions, les patients de Winnicott, et une grande partie des nôtres, souffrent de l’inadéquation de la réponse à leurs besoins (précoces) et aux besoins du Moi. Sans doute est-ce parce que Winnicott a commencé comme pédiatre, qu’il est resté sensible à la relation mère-enfant, et que beaucoup d’analystes aujourd’hui se sont sensibilisés à ces mêmes questions. Sans doute aussi parce que la profession s’est féminisée, qu’il y a beaucoup de thérapeutes d’enfant et que les rapports mère-enfant n’ont pas été traités par nos fondateurs mâles. Or ceci appelle une clinique de la carence et de l’inadéquation de l’objet. Ce n’est pas le sujet qui doit s’adapter à la réalité après avoir pris conscience de ses pulsions, c’est la réalité, et notamment l’objet (mère) et l’environnement qui doivent s’adapter aux besoins du sujet (Moi). Sauf qu’il s’agit d’un sujet enfant. Winnicott soigne toujours l’enfant en cela il est le descendant de Ferenczi.
La régression à la dépendance ne fait pas seulement chuter dans une passivité où le sujet se fait gentiment porter ! Elle réveille aussi toutes les pulsions tenues en laisse par l’adulte, et la grande détresse face à l’objet défaillant. Margaret Little vit des moments d’une violence inouïe dans cette partie de son analyse. Parfois, Winnicott est obligé de l’empêcher physiquement de partir en voiture, en lui confisquant les clés, tellement elle est dans tous ses états. La part quantitative se joue dans le transfert et dans le cabinet de l’analyste, et le déborde. L’analyste allait chez elle à certains moments de la cure, car elle ne pouvait pas sortir de chez elle. Or Freud ne pouvait pas envisager la régression à ce stade, car elle se joue dans le transfert maternel, et nous savons qu’il ne pouvait pas s’imaginer à cette place. Finalement, l’aspect quantitatif peut en grande partie se situer dans ces moments de régression profonde et dans les explosions de désespoir et de rage qui peuvent à ce moment-là venir à jour. C’est d’ailleurs de là qu’est partie la critique de Ferenczi face à Freud.
C’est une clinique largement centrée sur l’objet et l’environnement du nourrisson, mais il faut se souvenir qu’elle comporte sa part de violence et ne pas la rendre rose-bonbon !
Les textes de Winnicott ne datent pas d’hier, et je pense qu’on les lisait autrement il y a vingt ou trente ans, et aujourd’hui. Précisément à cause de l’aspect massif des dépressions qui arrivent le plus souvent désarrimées d’autres symptômes. Les symptômes ont changé avec l’époque. Quoi que l’on dise, la sexualité est moins réprimée. Notre époque met à mal le narcissisme et exige chaque fois plus de performances face à la réalité, ce qui donne ce besoin de régression. C’est pourquoi il y a, à mon avis, un tel retour à Winnicott. C’est aussi parce que pour beaucoup, les analyses lacaniennes n’ont pas marché, et les analyses orthodoxes freudiennes non plus.
Lacan : clinique du manque : clinique du Sujet et du Désir
Le conflit et la dépression cèdent la place à l’événement, mais c’est le Signifiant qui est brandi.
Si j’ai évoqué la trilogie besoin/demande/désir, typique de la pratique lacanienne, c’est parce que Lacan a introduit le désir comme différent du besoin. Là où Freud jouait sur le conflit et le fantasme, Winnicott joue sur l’expérience vécue ; expérience mauvaise, due à la défaillance de l’objet, qu’une expérience vécue avec l’analyste saura corriger, en permettant au Moi immature et retranché derrière le faux-self d’intégrer les expériences constituantes de son unité et de son unicité. Or Lacan ne joue pas sur l’expérience, il joue sur l’événement. Le désir vise l’événement, il ne s’interprète pas et il prend son origine dans le manque. Il ne vise pas un objet dont le Moi aurait besoin au sens pulsionnel, encore moins comme un état. Le désir est toujours désir de nouveau et le désir reste désir tant qu’il est nouveau. Or ce qui est nouveau fait « événement ». D’où l’importance de la Répétition car la répétition tue le désir, et en même temps par ailleurs la relance dans l’espoir de la faire échouer. Quand je dis que Lacan introduit une clinique de l’événement, c’est mon interprétation de Lacan qui n’est pas « lacanienne », parce que pour comprendre aujourd’hui ce qu’a apporté Lacan, il faut sortir de son système et le lire de l’extérieur.
L’EVENEMENT-DESIR
La dépression que l’on rencontre aujourd’hui à chaque pas, qu’on la considère comme un besoin de régression à la dépendance ou tout simplement comme un effondrement narcissique, ou encore comme un retrait de la libido qui ne peut plus investir les objets de désir donc comme une défaillance du sujet à accéder à son désir, quelle que soit la modalité de son abord, la dépression actuelle fait appel à une clinique, non plus du manque pour positionner le désir, mais de carences au niveau narcissique. Ce ne sont pas seulement les exigences du Surmoi qui font pression sur un Moi écrasé par les pulsions invivables, c’est le Moi qui ne peut pas affronter le monde. Aujourd’hui ce sont bien plus de psychonévroses narcissiques que d’hystériques à l’ancienne qui s’adressent à l’analyste. La dépendance est chaque fois en question. Et travailler d’emblée au niveau du désir n’a pas de sens pour les personnes qui sont dans la carence et vivent recroquevillées, sans horizon.
Or je tiens à Lacan quand même…
Il était vraiment temps de vous le dire ! Oui, je tiens Lacan pour fondamental -en dépit des ravages faits dans la clinique par beaucoup de lacaniens, (mais ils ne sont pas les seuls !) – justement à cause de l’introduction du concept de Désir comme différent de besoin. Et pas du tout à cause de la théorie du Signifiant qui me paraît surfaite. Toute la technique de la coupure du prélèvement du signifiant vise un effet de surprise, une déstabilisation, un effet d’événement, et la survenue du désir.
C’est plus discutable pour ce qui est de la demande : il a voulu trop bien faire, et la trilogie « besoin/demande/désir » est, sur le plan intellectuel, très réussie. Mais bien que ce soit joli, c’est pourtant par là que se sont engouffrées les malfaçons analytiques, comme l’injonction faite à l’analyste de ne pas répondre à la demande pour faire advenir le désir, ce qui a conduit certains à pratiquer le mutisme absolu, jusqu’à la caricature… Tout ça, c’est à mettre à la poubelle pour un grand nombre de patients que nous recevons aujourd’hui, et pas du tout parce qu’en répondant, on serait dans je ne sais quelle position psychothérapeutique qui ne serait pas de l’analyse. Non, c’est à mettre à la poubelle parce que ça ne veut rien dire.
Ce qui veut dire quelque chose, c’est le désir comme différent du besoin, mais ça ne se manipule pas comme ça, à coup de silences et de non réponses débiles !
Désir – Politique
La notion de désir doit être maintenue, et cette notion n’est pas prise en compte chez les Anglo-Saxons.
Je ne peux pas faire un topo exhaustif sur le désir chez Lacan. Je vais aborder la notion du désir par le biais de l’événement.
Comment dire en winnicottien un désir de révolution ? Un désir de nouveau, un désir d’événement ? Je pense qu’on ne peut pas le faire, parce que dans cet univers-là, on ne désire pas. On est dans le développement et dans la renaissance. Un certain nombre d’énoncés, qui sont pourtant importants, qui structurent la vie et les champs d’investissement de la libido, ne peuvent entrer dans le champ de l’analyse sauf comme une extension de l’aire de jeu, sinon on sort tout simplement du champ de l’analyse. Mais ça reste un peu court. Alors, est-ce que Lacan ne nous a pas fait miroiter un pont possible entre analyse et politique ? Ou, comme on disait : Le Politique. Attention, je ne dis pas que le désir de Lacan était un désir de révolution ! Pas du tout…
Le désir chez Lacan ne se réfère pas à l’expérience, mais à l’événement. Non pas à l’Erlebnis, mais à l’Ereignis. Le désir est toujours désir d’événement, jamais d’un objet réel. L’objet du désir est désirable parce qu’il fait événement psychique et qu’il porte l’empreinte du manque. Lacan disait que le désir du Sujet était le désir de l’Autre. C’est un peu du jargon, mais ça veut tout simplement dire qu’un objet du désir n’est pas hors monde, qu’il n’est pas une réponse à un besoin, et que le désir n’est pas de l’ordre de la nature mais de la culture. C’est rapide, mais juste pour mémoire… Un événement introduit une discontinuité, et pour Lacan c’est le Signifiant qui rompt la chaîne dans le conscient.
On sait que le destin humain ne s’arrête pas au seuil de la nurserie. Que faire alors de nos désirs, de nos désirs d’adultes ?
EVENEMENT COLLECTIF – EVENEMENT PSYCHIQUE
Qu’est-ce que ça veut dire ?
D’abord le terme d’événement n’appartient pas à la conceptualisation lacanienne ; c’est Deleuze et Guattari qui l’ont réintroduit dans la pensée psychanalytique des années 70.
Il y a eu une époque, pas si lointaine que ça, où le désir d’événement collectif était un désir de révolution, et le désir d’événement psychique était un désir de psychanalyse ! Et pour certains, cela allait ensemble. Que cela plaise ou non, qu’il y ait aujourd’hui un renoncement morose et qu’il y ait eu mille raisons d’en rabattre n’y change rien ! Ou plutôt si, cela a beaucoup changé dans le traitement possible des dépressions. Et c’est dans cette configuration que Lacan a trouvé son meilleur et son pire public. Le terme de désir faisait pont entre ces deux manifestations de l’activité humaine, le collectif et le singulier. En ces temps-là, il y avait également des enfants battus, incestés, des malheurs auxquels nous avons affaire encore aujourd’hui, toutes sortes de symptômes y compris l’indéfectible fiabilité des névroses obsessionnelles, mais il y avait alors moins de dépressions qu’aujourd’hui. Ah bon ?… Oui, car l’événement est le meilleur antidépresseur, parce qu’il fait naître le désir. Ou qu’il est le produit du désir. C’est absolument circulaire. L’événement, c’est le désir.
Une révolution (quelle que soit son issue) est un événement collectif, et un rêve est un pur événement psychique. L’un et l’autre mettent en tension le désir et non pas un besoin ni une demande, car l’un et l’autre font événement, ce sont des choses qui arrivent, qui nous arrivent et qui ne correspondent pas à des besoins. Ni des besoins du Ça, ni des besoins du Moi. Si une révolution peut correspondre à de sacrés besoins de changements sociaux et économiques, en tant qu’événement elle concerne l’économie libidinale de chaque sujet. Donc il faut pouvoir le penser dans le champ de la psychanalyse. En cela, Mai 68 a été un événement et non pas une révolution économique, c’était un événement collectif dont il ne faut pas minimiser les effets. Je m’insurge contre les discours réactionnaires que l’on entend un peu partout aujourd’hui, où l’on charge ces années de tous les maux actuels, parce que justement il s’agit de faire oublier la morosité et la dépression qui s’installent quand fait défaut tout espoir d’événement. Parce qu’il s’agit de justifier un esprit de contre-réforme qui règne actuellement où les choix de vie se font « par défaut ». Et où les analystes bêlent de concert avec les réactionnaires leur nostalgie de pères sévères et de rituels de contention. Patience, cela ne saurait durer.
Si je dis que les patients ne sont plus les mêmes, c’est qu’ils n’ont plus le même désir, et ça ne dépend pas d’eux, un par un, ni de chacun parmi eux, car le désir dépend de l’époque. Tandis que leurs besoins restent les mêmes.
On peut au moins leur redonner accès à l’événement psychique par l’analyse et c’est déjà beaucoup, mais côté événement collectif, c’est un peu mal barré. Une revendication n’est pas un événement. Chercher du travail et être en perpétuel état de souci n’est pas un événement, mais demande d’avoir un narcissisme bien ancré, demande une assise narcissique d’autant plus forte que les temps sont moroses (et pas durs). Alors la régression et ou la dépression s’impose… Là aussi « par défaut ». L’événement réveille, même le rêve réveille quand le sujet commence à s’intéresser à sa vie psychique. L’événement implique l’aspect quantitatif, il joue sur les intensités. L’événement fait la jointure a posteriori entre les besoins du Moi et du Ça ; il donne du sens à la réalité psychique singulière et collective. Ou plutôt il les relie. L’événement est un cadeau de sens, et de ce fait il restaure bien des blessures narcissiques et fait passer au second plan les misères de l’enfance. La mode actuelle de la recherche généalogique, par exemple, est la preuve de la domination d’intérêts sinon narcissiques, du moins identitaires, qui se voudraient justement comme un au-delà du Moi, mais qui ne trouvent d’autre champ d’investissement que la valorisation de sa propre lignée. L’intérêt pour la lignée a pris, entre autre, la place d’un désir d’événement.
Il n’y a plus de politique, camarade, cramponne-toi à ton arbre généalogique car les ancêtres sont insatiables ! C’est toi qui les fabriques dans ton désespoir morose.
DE L’INSOUMISSION A LA REGRESSION A LA DEPENDANCE, ET DE LA DEPENDANCE A LA SOUMISSION : LES VOIES DU SEIGNEUR…
Tous les patients ne passent pas par ce besoin de régresser à la dépendance. Il faut que ce soit clair. Il s’agit de patients bien particuliers, ceux qu’en désespoir de cause on dit « border-lines », ou états-limites, n’osant parler ni de psychose ni d’une névrose particulière. Mais qui sont plus nombreux qu’on ne le soupçonnait. Et comme je le disais, l’époque s’y prête.
A quoi j’aimerai ajouter un autre facteur.
Ce facteur qui fait qu’il ne suffit pas de parler en termes de névrose ou de psychose ni même d’état-limite, mais qui relève des difficultés des conditions de vie actuelle.
Alors comment accepter la dépendance en analyse, comment se « reposer » sur l’analyste quand la société demande (et a toujours demandé) la soumission, mais que la survie ne peut avoir lieu que si l’on a appris à ne pas se soumettre. L’insoumission est parfois la seule voie pour sauvegarder un minimum de liberté subjective.
Il faut du temps et du tact pour faire accepter la dépendance dans l’analyse à quelqu’un qui a vécu les dangers de la soumission et qui s’en est sorti tant bien que mal à force d’insoumission. Car la capacité d’insoumission est souvent la seule voie pour maintenir un minimum de vie dans la vie. Or il est important, même vital pour certains, de pouvoir lâcher, de pouvoir se faire porter, d’abandonner le contrôle. Ce n’est pas seulement une attitude pathologique d’emprise, mais un apprentissage de la résistance à l’emprise de l’autre. Ensuite, il est bon de repartir plus libre.
Je ne pense pas que la gravité des conditions de vie permet d’orienter un patient d’office vers la psychothérapie et non vers l’analyse. Rien ne nous permet de trancher d’une position en surplomb. Tout, ici comme dans les autres cas, sera affaire de rencontre et des capacités de l’analyste à établir un lien et à pouvoir s’adapter à la vie psychique et matérielle du patient. Je présuppose qu’il y a une vie psychique, même chez l’être le plus démuni. Autre chose est la question de l’espace psychique, cela relève du travail de la psychanalyse.
UN EXEMPLE : LA RAISON D’ETRE ET LE DESIR
Il était médecin, il venait travailler à l’hôpital alors qu’il était en phase terminale, on se demandait comment il tenait debout. Comment il pouvait encore venir à l’hôpital. « C’est sa raison d’être ! » disaient ses collègues. Il était venu travailler jusqu’à la veille de sa mort. Il avait été admirable !
Que veut dire une raison d’être ? Il y a deux façons d’être : quand on a construit sa vie autour d’une » raison d’être », généralement un travail ou un rôle familial ou social, ou quand tout simplement on « est ». On est, on vit, sans raison pour être. Il s’agit là d’une différence entre ceux qui ont besoin de satisfaire un Surmoi culpabilisant, et ceux dont le Moi se satisfait de ses investissements, ou de son sentiment d’existence. Or la recherche d’une raison d’être est le propre d’une position dépressive méconnue, parfois même mélancolique, ou de la tendance à la dépendance, quand le sentiment d’existence ne suffit pas et que la vie est hors événement. Le sujet se met en état de dépendance par rapport aux exigences de sa tâche.
Il ne faut pas confondre une passion pour une activité, un désir, et cette façon de se perdre dans un travail ou une fonction qui devient une raison d’être. Evidemment, cela évoque le faux self. Je préfère pour l’instant ne pas recourir à cette expression qui est devenue trop courante et du coup ne permet plus de s’interroger sur ce qu’elle signifie vraiment. La raison d’être a l’avantage de mettre en avant la nécessité d’une raison et celle de l’être, elle dit qu’il faut une raison pour être. Une justification en somme. On voit tout de suite le bout du nez de la culpabilité. Ce qui me gêne dans le faux self, c’est le terme de « faux ». Je pense que le faux self n’est pas plus faux qu’autre chose, il est simplement insuffisant pour que le sujet puisse jouir de la vie sans prétextes. Il est la protection du « vrai » self disait Winnicott. Mais une protection n’est pas du faux. Il y a d’excellentes raisons pour se construire de cette façon particulière, mais une stase s’est produite autour de cette défense qui a été bonne et adaptée à un moment donné, et qui ne l’est plus. Les gens qui ont une « raison d’être » sont pathétiques. Ils peuvent être très actifs mais ils restent au service d’un Surmoi féroce, leur activité restera toujours défensive. J’insiste sur le fait que la création n’est pas une raison d’être, car le créateur reste en contact avec sa souffrance vitale et souvent avec sa dépression de base. En revanche, il ne peut pas créer sans un désir pour un objet en devenir. Les artistes peuvent être de grands déprimés mais tant qu’ils ont le désir de créer, ils sont dans la vie sans prétexte. Je ne peux pas me satisfaire de l’aire de jeu selon Winnicott pour expliquer la création, et la notion de désir me paraît plus adéquate.
Beckett
A un questionnaire envoyé à un certain nombre d’écrivains pour leur demander pourquoi ils écrivaient, Beckett avait répondu : « Bon qu’a ça ! » Là où d’autres avaient envoyé des tartines… Et Rimbaud, très jeune, avait dit pour expliquer ce qu’il était : « Le bois est né violon ». On ne le transforme pas en violon, il est né violon. C’est-à-dire qu’il était né poète. Après cela, il devient violon, il devient poète. Dans un devenir perpétuel. Puisque naître ne suffit pas, ne suffit jamais. Mais vous saisissez que c’est différent d’une « raison d’être ». « Bon qu’à ça ». La raison d’être est une justification devant la vie. Elle suppose l’existence d’une culpabilité et la crainte de devenir objet de haine de l’Autre. Tandis que dire « Bon qu’à ça « indique une évidence, l’occupation d’une place dans la vie qui est celle-là et pas une autre, et ça ne se discute pas, et surtout ça ne se justifie pas. C’est comme quand on demande à un enfant « Pourquoi tu as fait ça ? » (généralement une connerie) et qu’il répond : « Parce que ! ». Ça ne se discute pas. C’est mon désir ! Dans la quête de la raison d’être, il y a une culpabilité et une haine méconnus. « Bon qu’à ça » : c’est le désir malgré la dépression.
LA DEPENDANCE N’EST PAS LA SOUMISSION, MAIS L’UNE PEUT ENTRAINER L’AUTRE
Il y a une dérive possible, voire fréquente, qui peut devenir grave : lorsque le fait de « venir en analyse » devient la raison d’être ! Comprenez que c’est très différent de la régression à la dépendance en tant que moment d’un processus ! Quand cela ne dure qu’un temps, un moment, ça va, on se dit que c’est un transfert important, « régressif »… Mais quand cela dure vraiment longtemps et que cet état s’installe ? Alors soit il y a une dépendance qui est bloquée à un « moment », soit il y a une effet surmoïque qui se satisfait de cette situation particulière. On peut alors se demander en quoi réside cette satisfaction.
La soumission est une satisfaction du Surmoi clivé
On connaît le clivage du Moi. J’affirme qu’il y a aussi un clivage du Surmoi. D’un côté, le Surmoi prend ses racines dans l’inconscient et le Ça dans la vie pulsionnelle, et de l’autre côté il est au service – non pas de la civilisation, ce qui est son rôle – mais assujetti à la peur de représailles. Représailles de qui ? Des ancêtres, en position imaginaire. C’est de là que viennent les observances, sans foi véritable, des rituels religieux et des rituels tout court. On nous dit : « C’est du symbolique »… Oui, pour ceux qui y croient, mais les autres ? C’est une satisfaction refoulée. Peur de représailles des ancêtres qui fait le lit de toutes les superstitions. C’est très actuel ce que je vous raconte…
Ne doit-on pas se poser alors la question de la théorie implicite à l’œuvre dans la tête de l’analyste ? De ses propres croyances et adhésions intimes et inavouables ? Ou de ses propres besoins ?
Lorsque les conditions pour une régression à la dépendance ne sont pas remplies par les capacités de l’analyste, et que la régression a quand même lieu, même de façon larvée, c’est le Surmoi qui règle l’affaire.
Je fais alors l’hypothèse que le Surmoi se satisfait (se calme littéralement) de l’existence d’une soumission qui vient à la place de la régression à la dépendance non analysée. On n’observe plus le repos ni le soulagement de se laisser porter un temps par un autre et qui permet de repartir. Normalement, quand la dépendance a été vécue et analysée dans le transfert, il arrive un moment où le sujet a eu son compte, et où se fait jour un désir d’autonomie. Là il y a désir ! Quand cela n’a pas été le cas, quand la dépendance s’est installée de façon répétitive et stérile, ou qu’elle n’a pas été traitée, le sujet entame le ressassement et reste scotché à un analyste impuissant à lui venir en aide, sauf à le promouvoir analyste et à le jeter dans l’arène des institutions analytiques. C’est ce qui est arrivé à Margaret Little avec son premier analyste. Le Surmoi exige la perpétuation de la dépendance qui devient soumission. Alors la dépendance à l’analyste et au dispositif analytique prend le pas sur la vie même et devient une « raison d’être ». L’analyse devient alors un équivalent d’une vie sous surveillance, une vie sous un regard qui contrôle, « c’est pour ton bien »… Ça soulage le Moi d’ainsi se soumettre. Il subit moins les pressions d’un Surmoi féroce. Satisfaction d’un parent terrible qui doit rester informé de tout ce que fait et pense le sujet, sans que celui-ci le sache. C’est dans ce contexte que s’installe dans l’analyse même un syndrome de Stockholm. L’analysant s’identifie à l’analyste dans ce que ce dernier recèle de sa propre soumission à ses ancêtres, à son institution, réelle ou imaginaire.
On trouve ainsi les deux formes de dépendance dans l’analyse : la régression à la dépendance infantile, et la soumission pour calmer le Surmoi. La première met en jeu la préoccupation psychanalytique primaire et l’amour/haine dans le transfert, la seconde met en jeu l’institution analytique ou le dogme et bien souvent la haine dans le contre-transfert.
FIN D’ANALYSE ET THEATRE DE LA REGRESSION A LA DEPENDANCE AU SEIN DES INSTITUTIONS ANALYTIQUES
Nous avons un champ d’observation de cet inanalysé pour ce qui est des analystes : le plus souvent les analyses se terminent, et se terminent souvent mal, ou se prolongent de façon indue, dans la vie des institutions qui les hébergent. Et des fins d’analyse se jouent alors, à l’insu des uns et des autres, lors des crises institutionnelles. Il y a des prises de position, des conflits, et on voit s’affronter des clans. Quand on regarde de près, la ligne de partage est toujours alimentée par des adhérences et des rivalités transférentielles ! Ce sont des analysants qui sont restés dans la même institution que leur analyste – ça, on ne peut pas l’empêcher ! – et qui le suivent ou qui s’opposent, en raison de leur inanalysé dans le transfert. Leur dépendance est restée intacte ! Souvent ils soutiennent la part la plus morbide de leur analyste ! C’est bien pour cela que la fin de l’analyse « pure », à savoir la didactique, est, et a été, une pomme de discorde. Pourquoi les critères de fin d’analyse sont-ils tellement sujets à dispute ? Pourquoi Lacan, qui n’était pas le dernier imbécile venu, a-t-il voulu faire la passe pour s’en sortir, ou mettre au travail ce moment qu’il appelait de ses voeux pieux comme signe de la fin de l’analyse et qui était la chute des identifications imaginaires et la fin des idéaux ? Cet inanalysé ou inanalysable par lui ? Et pourquoi est-ce que ça a échoué ? Cela a échoué parce que personne n’a pu aller au-delà du désir de Lacan, ce qui aurait signifié un adieu au maître.
Pour finir, un bout de mythe.
LE MENSONGE ORIGINAIRE
Un très gros mensonge est à l’origine même du premier groupe analytique.
Du temps de Freud, les réunions scientifiques des mercredi réunissaient donc les premiers analystes, qui étaient censés avoir tous mené à son terme, au moins une analyse. Ils discutaient entre autre de la fin de l’analyse. Déjà ! N’oublions pas que les analyses en ce temps-là étaient beaucoup plus courtes. On y venait tous les jours, mais ça durait entre six mois et un an, au plus deux ans. Or Freud avait introduit Anna, sa fille, dans ce cercle, alors qu’elle n’avait encore terminée aucune des cures qu’elle avait entreprises. Elle avait en revanche achevé son analyse personnelle, qu’elle avait faite avec son père. Ça, ce n’était pas un secret ! Père et fille ont alors décidé qu’elle présenterait sa propre analyse, et qu’elle soumettrait à la discussion la fin de sa propre analyse comme s’il s’agissait de l’analyse d’une patiente. Ils avaient décidé de mentir. La fin de son analyse s’était soldée par le fait que la pseudo patiente, c’est-à-dire elle-même, avait renoncé à trouver un homme dans la vie, qu’elle avait donc renoncé à la sexualité génitale de femme, et qu’elle avait opté pour investir sa libido de façon sublimée dans le travail. Je raconte de mémoire mais je pense que c’était en gros cela. Quelqu’un dans l’assistance a très bien compris qu’Anna Freud trichait, qu’elle racontait en fait sa propre analyse, parce qu’elle n’avait pas encore eu de patiente parvenue à une fin d’analyse. Mais ce quelqu’un, collègue ou « tonton », n’a pas trahi. Il n’a pas voulu, ou pas pu, lâcher le morceau.
Voilà le mensonge initial de nos origines, le ciment premier du premier groupe d’analystes, le premier transfert inanalysé, car inanalysable : comment un père réel aurait-il pu endosser un transfert maternel primaire ? Voilà notre mythe des origines, nos Atrides. Le besoin de vérité en a souffert, mais quel chaudron de désirs !