Idées Lunatiques
Les nuits blanches ont mauvaise réputation. Elles peuvent à l’occasion avoir pourtant une grâce particulière : au seuil de l’angoisse, au cœur de l’insomnie, il arrive alors que quelque chose bascule, le souci de la fatigue du lendemain estompe, l’attente crispée du sommeil se fait moins pressante, les idées se succèdent dans la ferveur, et l’on oublie de s’étonner que penser soit chose si facile.
La logique se fait légère, la démonstration évidente, et les trouvailles s’imposent dans leur vérité incontestable. On ne craint plus personne, la peur a disparu. Les pensées de la nuit brillent d’un éclat étrange.
La manie est sans doute cousine germaine de ces nuits où l’on flambe ses fées comme d’autres l’argent. Ainsi font-elles rarement trace. Le matin venu elles pâlissent, leur brillance nocturne s’éteint avec la venue du jour. Sont-elles fausses pour autant ? Rien ne permet de affirmer. Elles sont simplement moins convaincantes pour le sujet lui-même qui, avec l’activité diurne, en perd, non seulement le souvenir exact, mais aussi l’intime conviction. Il en reste un souvenir pâle, non transmissible à l’autre, ni à soi-même. Il est notoire que certaines grandes découvertes ont pourtant été faites à partir de ces moments de pensée insomniaque. Dans ces cas, il a été possible au sujet de les intégrer à sa pensée diurne sans perte ; elles venaient à la suite d’une interrogation préalable dont elles représentaient la réponse ; leur mémorisation était sans doute facilitée de par cette continuité avec les questions du jour, sans compter que souvent leurs auteurs les fixaient aussi sur papier sans laisser au sommeil le moyen de venir en atténuer la vivacité.
Mais il n’est pas nécessaire d’aller chercher les exemples célèbres. Tout un chacun a vécu cette expérience, et c’est « en tant que moment de la psychopathologie de la vie quotidienne que ce phénomène est intéressant, même si le contenu des pensées nocturnes n’est pas toujours de nature à bouleverser les idées en cours. La question qui se pose en l’occurrence est la même : quel est ce rapport autre qui s’instaure entre le sujet et sa propre pensée, cette jouissance particulière qui lui donne l’envol, la légèreté et la conviction intime de sa justesse ? D’où provient subitement cette facilité d’élaboration et la capacité accrue d’agencer des idées ? étant entendu que toute trouvaille est d’abord affaire subjective, issue d’une conviction intime, et que sa viabilité et sa crédibilité pour les autres relèvent du travail qui lui donne sa tenue de rationalité ou le viatique d’un code commun, fût-il celui de la poésie. La trouvaille ne se survit que par le travail qui lui donne son assise pour les autres. C’est ce que l’on appelle la démonstration. Si les idées qui éclairent étrangement la nuit sont si particulières, c’est qu’elles ne sont pas de l’ordre de la trouvaille fortuite et désinsérée, mais produit d’un esprit qui travaille, et qu’elles sont étayées par tout ce qui caractérise précisément la rationalité ou une élaboration intellectuelle. La logique, voire le style, n’en sont pas absents, et c’est eux qui, les premiers, s’estompent avec le jour, perdant pour le sujet lui-même leur crédibilité.
Quel que soit le contenu de la pensée, on trouve pour soi, on travaille pour l’autre. Et c’est de cette différence du rapport de sa pensée à celle des autres que naît la difficulté du passage de la nuit au jour. Même lorsque la logique ne semble pas absente de la pensée nocturne, il faut croire que l’autre imaginaire auquel on s’adresse, n’est plus le même, le jour venu. Cet autre nocturne est plus proche de soi, je dirais qu’il est soi, en partie délesté du principe de réalité qui n’est assurément pas le même pour tous, ni en toute circonstance.
Je citerai deux auteurs.
Pour Cioran :
« Deux sortes d’esprits : diurnes et nocturnes. Ils n’ont ni la même méthode ni la même éthique. En plein jour, on se surveille ; dans l’obscurité;-: on dit tout. Les suites salutaires ou fâcheuses de ce qu’il pense importe eu à celui qui s’interroge aux heures où les autres sont la proie du sommeil. Aussi rumine-t-il sur la déveine d’être né, sans se soucier du mal qu’il peut faire à autrui ou à soi-même. Après minuit commence la griserie des vérités pernicieuses. » (L’inconvénient d’être Né).
S’il paraît abusif de parler d’euphorie s’agissant de Cioran, il apparaît, même dans son pessimisme foncier, cet élément de liberté dont jouit celui qui pense pendant que les autres dorment… Et tout désolé que Cioran semble être, d’être né, il n’en demeure pas moins qu’il parle de « griserie », terme on ne peut plus adéquat à désigner un état de jouissance.
De même, pour Kafka :
« Quand redressera-t-on enfin un peu ce monde à l’envers ? Le jour on va, on vient, on se promène, la tête rôtie… et la nuit, au lieu du sommeil, il vous vient des idées de génie. » (Lettres à Milena)
Ces idées viennent à la place du sommeil, mais aussi pendant que les autres dorment. Voilà les deux conditions qui me paraissent caractériser l’émergence de ce mode de pensée. Ce sont des conditions de liberté subjective. Pour penser véritablement, il faut se sentir libre. Ce n’est pas tout à fait la même chose pour la simple rationalisation qui peut malheureusement se faire dans les pires conditions. La terreur, même, peut donner lieu à une activité rationalisante comme parade et mise en place d’un clivage protecteur.
Autrui dort, le censeur mal-veillant cède le pas à un interlocuteur imaginaire, qui n’est autre qu’un soi bien-veillant pour sa propre production idéique dans laquelle il se reconnaît et peut s’aimer en toute impunité. Et du fait de la nuit, la réalisation, ou le passage à l’acte, ne sont pas au premier plan. Car malgré l’absence du sommeil, cette pensée qui vient à sa place évite le recours à la motricité. Celle-ci n’est pas inhibée comme pendant le rêve, mais l’on est inactif, et l’on pense au lieu de dormir.
On peut supposer que le sujet est dans un rapport plus proche de ses processus primaires que dans l’activité intellectuelle diurne. Le principe de réalité est donc moins exigeant par rapport au principe de plaisir et toute la potentialité de la pensée adulte peut bénéficier de la toute-puissance narcissique infantile, ludique et créatrice. Cette pensée n’est pas pour autant irrationnelle comme peuvent l’être les représentations oniriques ; elle n’est pas réaliste pour autant ; elle est en quelque sorte hyperréaliste, tant il est vrai qu’elle semble réalisable sans obstacle, et que sa forme emporte l’adhésion du sujet.
Et pourtant, le plus souvent, elle est éphémère. Le plus irrationnel des rêves peut laisser au réveil des traces plus précises. Est-ce parce que l’on ose s’en souvenir, puisque l’on est protégé par le savoir que ce « n’était qu’un rêve » ? L’aspect peu raisonnable du génie nocturne le rend moins acceptable car ses productions ayant statut d’idées et non de rêves, celles-ci ne peuvent voir le jour hors la soumission à la raison des autres, ces pensées communes qui règlent la communication avec autrui, et partant avec soi-même, sans que l’on prenne véritablement la mesure de la part imputable à la peur. On peut en revanche mesurer à l’aune de ces expériences si communes, pour peu que l’ n y prête l’oreille, à quel point l’homme « raisonnable », voire bien adapté, vit et pense, et se pense, dans et à partir des idées d’autrui, et à quel point l’amour de sa création originale reste, tout compte fait, une jouissance occulte.
C’est à dessein que j’ai choisi de citer Kafka et Cioran, deux auteurs dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne se caractérisent dans leurs écrits, ni par une euphorie existentielle particulière, ni par une soumission excessive aux idées reçues. Et pourtant c’est la nuit que les idées les plus libres leur viennent et ont raison de la dépression diurne. Car il nous faut des limites à la dépréciation de soi, et même pour écrire en tout pessimisme il y faut quelque jouissance de soi. Y aurait-il pour tout un chacun, comme pour ces grands pessimistes, la récupération d’une intimité perdue, et les trouvailles de la nuit seraient-elles des retrouvailles ? Métaphore de retrouvailles d’un monde plus maternel, qu’un père, synonyme de l’ordre et de la loi commune du jour, réprimerait au nom de l’obéissance à un principe de réalité ? Le rêve, du fait de son statut extraordinaire permet que l’existence d’une pensée personnelle, voire extravagante persiste et fasse trace. « Ce n’était qu’un rêve », alors tout est permis. Mais que ces mêmes idées se frayent un passage dans la pensée éveillée et franchissent la barrière du jour, alors l’enjeu devient plus hasardeux et comporte plus de risques subjectifs. N’est pas téméraire qui veut. Car le risque n’est pas un simple risque d’erreur, il est risque de folie. Et ce d’autant plus qu’il ne s’agit pas de délire puisque l’on garde toute sa tête, et donc le choix de se faire taire.
Parfois ces états se manifestent en plein jour.
Certains aiment comme ils pensent la nuit, et leurs amours vont de brisure en brisure. L’autre n’est pas toujours voyageuse de la lune, et se fait quérulente pour des vétilles au service de la logique du jour. Qui lui donnerait tort ? Pour quelques chaînons manquants, petites trouées des processus secondaires, une négation de plus, une condensation de moins, un déplacement plus transparent,. et leur vie aurait été plus vivable…
Certaines séances de psychanalyse aussi se caractérisent par cette ferveur affective et intellectuelle ; les patients se mettent à penser en toute liberté et laissant leur intelligence vaquer à sa guise, puis il arrive qu’à la séance suivante ils ne retrouvent plus la brillance de leur pensée. C’est que l’état psychique n’est plus le même. C’était la magie du transfert où, croyant aimer l’analyste, le patient aime enfin sa propre production langagière et intellectuelle. Et il est vrai que beaucoup se souviennent avec nostalgie de l’intelligence particulière dont ils ont eu la jouissance à certains moments de leur cure. La fin du transfert et celui de la cure sont à cet égard comme la venue de l’ordre du jour, et avec lui l’acceptation du malheur ordinaire.
Les enfants ont souvent peur du noir et, la nuit, ils appellent. Pour eux, l’autre est encore protecteur. Étrange renversement du moment de la peur. L’adulte se sent plus libre au cœur de la nuit, et peut se laisser aller à ses divagations sans crainte. Le matin venu, il refoule ses idées lunatiques mais, contrairement à l’enfant, il méconnaît sa peur. En quoi l’enfant, même dans l’obscurité de la nuit, est plus clairvoyant qu’un adulte le jour.
Il arrive parfois que Pierrot lunaire ne se réveille pas. De lunaire, Pierrot devient lunatique. Il prend le métro pour se rendre à son travail, mais il parle tout seul au grand dam des autres. A quoi s’est-il donc shooté, sinon à l’amour de ses propres pensées ? Ce matin-là, pour des raisons mystérieuses, il n’a pas voulu céder. Il arrive même qu’affolés ses voisins l’amènent à l’H.P., où d’autres, qu’on appelle des médecins, et qui, ayant fait de longues études pour avoir le droit d’opiner sur son cas, le déclarent fou. « Les docteurs ont mauvaise mine », pense-t-il dans un dernier sursaut.
Pierrot lunatique fera un moyen séjour, aura des neuroleptiques, et la vision des blouses blanches en guise de matins. Et puis, tout rentrera dans l’ordre. Il sera redevenu lunaire ; un peu plus engrisaillé du dedans, sinon, ni vu, ni connu, la vie d’avant, et motus sur les flamboyances intimes. Les blouses ont des oreilles… Et les docteurs mauvaise mine…
Parmi eux, rares sont ceux qui n’ont jamais connu, ne fût-ce que la durée d’une nuit, l’envol de leur intelligence débridée. La différence est parfois minime. Elle réside dans le silence de l’oubli de leurs idées lunatiques, et l’acceptation de la peur d’autrui qui vient avec le jour.
« Dormez, désespérés, c’est bientôt jour, un jour d’hiver. »
René Char
R.Z.