SEMINAIRE III.1
9 DECEMBRE 2001
RAPPEL
L’année dernière j’avais parlé d’un mode de pensée rapide, le « ça pense », qui semblait déjà pour Freud le meilleur mode d’entrée dans la dynamique inconsciente en dehors du rêve. Le « Einfall », l’Insight, ou en français « l’association libre », expression à laquelle j’avais préféré celle de pensée-étincelle ou pensée-éclair. C’est par cette voie que se font le plus souvent certaines découvertes, des trouvailles aussi bien sur le plan personnel qu’artistique ou scientifique. Cette pensée-éclair se présente soit en images (proximité avec le rêve), soit en un « récit plié » que le sujet déplie selon le discours qui régit la structure d’accueil.
Je tiens à rappeler que la pensée non-verbale n’est pas la pensée préverbale. Certains auteurs les mettent dans le même sac, à tort. Cette pensée utilise les compétences de l’adulte tout en gardant la liberté par rapport au Principe de Réalité, liberté venue de l’enfance, temps où régnait en maître le Principe de Plaisir.
Conceptions différentes : Topiques de Freud, Lacan, Balint
Je vais vous résumer par un schéma les correspondances possibles mais non univoques entre trois trilogies, celle de Freud qui parle en termes de Ça, de Moi et de Surmoi, celle de Lacan qui parle en terme de registres du Réel, de l’Imaginaire et du Symbolique, et celle de Balint qui utilise la notion de zones psychiques, du 1, du 2 et du 3.
Les trilogies
Principe de Plaisir Principe de Réalité Principe de Conception
Ça Moi Surmoi
le corps érogène l’individu le groupe
pulsions percepts concepts
sentirs représentations systèmes-valeurs
Réel Imaginaire Symbolique
Zone du 1 Zone du 2 Zone du 3
Création Défaut fondamental Œdipe
pas d’objet objet-substance objet
Attention, ceci n’est qu’un pense-bête pour naviguer. Les représentations graphiques sont intéressantes mais dangereuses. On risque de les prendre pour vraies ! Elles ont l’avantage en revanche de court-circuiter le déroulement verbal, elles permettent un survol instantané. Le croquis est plus proche de la pensée-éclair. On peut le saisir en court-circuitant le temps de l’énonciation : certaines idées naissent ainsi. Pensez au croquis de Freud de l’appareil psychique, qui ressemble à un œil-outre-vagin grand ouvert, le Moi qui borde la perception, le Ça des profondeurs pulsionnelles, la fente du refoulement, et tout ça barbote dans l’inconscient, où même le noble Surmoi va puiser ses racines.
Pc – Cs
acoust. Pcs
Moi
refoulé
Ça
Avec cette ouverture unilatérale à gauche, l’oreillette acoustique, ouverture par laquelle entre le bruit du monde et qu’on ne peut pas fermer comme n’importe quel cloaque. Le bruit du monde est imparable. Je me demande si Freud n’a pas eu d’abord l’illumination par l’image et qu’ensuite il l’a développée ; car cela ressemble à une vision. Ce croquis est en somme un récit-plié.
COMMENTAIRES DES DIFFERENTS « SYSTEMES »
1) L’« appareil psychique » selon Freud est une auto-organisation dynamique. Le monde fait irruption par le biais de la perception, mais les pulsions sont immédiatement auto-organisées selon le Principe de Plaisir-Déplaisir qui régit la vie du Ça. Le Principe de Réalité, qui entre en action un peu plus tard, limite cette auto-organisation qui reste cependant dominante, il régit les activités du Moi. Cependant Freud dit : « Tout savoir provient des perceptions ».
A l’étape suivante, le complexe d’Œdipe opère la deuxième clôture psychique, clôture du monde intérieur. Cependant le Surmoi, à la fois ancré dans le Ça et largement inconscient, représente des instances et des valeurs de la civilisation. Il semble orphelin d’un Principe qui en organiserait le fonctionnement. J’ai essayé d’y pourvoir – mince affaire ! – par le Principe de Conception. On y reviendra.
2) La trilogie de Lacan est « statique », elle est structurale, tout est là d’emblée, bien qu’à des niveaux différents. Le réel est le corps, mais le Moi se forme grâce au regard de l’autre dans l’image du miroir, il est donc pour Lacan imaginaire et d’emblée aliéné par l’Autre. Quant au symbolique, il préexiste à la naissance et assigne la place du futur sujet. Il y a lieu de s’interroger sur ce symbolique. Beaucoup d’analystes lui imputent des contenus immuables. Cela se discute. Chaque culture a son système symbolique. Le symbolique signifie qu’il y a un symbolique, un système de régulation entre humains, mais non pas qu’il y a forcément des contenus stables, les mêmes partout et pour toujours ! C’est pour cela que beaucoup d’analystes, au nom du symbolique, ne font que défendre des positions conservatrices quand des changements sont perceptibles. Or quand il y a des changements en profondeur, des changements dans la culture, des bouleversements dans la civilisation, ils affectent forcément des contenus du symbolique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus de symbolique ! S’accrocher à un contenu particulier peut signifier qu’il est pour tel ou tel protagoniste simplement chargé d’un imaginaire particulier.
3) Balint repère trois zones psychiques. Pour lui, l’analyse est avant tout une « two-bodies psychology ». Deux corps, cela signifie deux appareils psychiques qui peuvent entrer en résonance ou en interaction. Il a beaucoup appris chez Ferenczi et il essaye d’être plus raisonnable ! Mais il dit une chose très forte : l’analyste doit pouvoir être pour le patient comme une « substance », comme l’eau pour le nageur ou la terre pour le promeneur. Il va très loin en s’attaquant à la domination, dans la théorie analytique, de la relation d’objet. Il dit qu’on laisse de côté tout ce qui relève d’un « avant » la formation de l’objet, que la théorie classique de la psychanalyse suppose être déjà en place et séparé. Or dans le transfert, au moment de la régression, on a affaire à une dépendance psychique très indifférenciée. Dans ces zones, on ne peut pas recourir à de l’anecdotique.
Chez Freud, passée la différentiation plaisir-déplaisir, il y a d’emblée le sujet et l’objet. Mais il spécifie bien qu’au début de la vie, pour lui, il n’y a pratiquement pas de différence entre l’identification et l’investissement d’objet. Dans ses considérations sur le transfert, jamais cette phase précoce, dont parle Balint, n’est invoquée. Ce sera justement l’approche de Ferenczi, puis de Mélanie Klein. C’est Ferenczi qui introduit nommément la mère dans le transfert.
Je ne fais pas figurer toutes les écoles, notamment pas Mélanie Klein et Bion qui ont un système particulier. Bion aurait dû m’intéresser car il s’occupe justement de la naissance de la pensée, et de la pensée conceptuelle, mais ça me mènerait vers une direction que je ne veux pas prendre pour l’instant. Je vous parlerai plus tard de Bion.
Aujourd’hui nous sommes devant des positions divergentes des différents théoriciens, et nous sommes pris dans des compilations pas toujours heureuses.
Il y a une grande difficulté à tenir ensemble toute la complexité de la situation analytique face à tant de théorisations.
Ce n’est pas un hasard si ce sont des analystes d’enfants et de psychotiques qui s’intéressent à l’influence des « états » de la mère dans la psychogenèse de l’enfant, et à ses manifestations et retours dans la relation transférentielle. Ils nous ont permis de travailler le contre-transfert. Je pense plus particulièrement à Searles dont l’apport, fondamental, nous a permis de penser les effets du contre-transfert non plus comme un simple parasitage, mais comme faisant partie intégrante de l’analyse et de la répétition. L’analyste « répète le crime » à son insu comme le disait Ferenczi, ou bien son propre état ou ses croyances induisent un certain infléchissement du discours du patient, ou encore le patient lui-même peut provoquer des réactions inconscientes chez l’analyste. De toute façon l’interdépendance psychique est à l’œuvre quand on est dans ces zones de la dépendance et de la régression.
On rencontre ici un vrai problème. Il y a une tendance à traiter ces moments de régression à la fois comme étant essentiels dans une analyse, et en même temps à ne pas les prendre assez au sérieux, à les réduire à quelques anecdotes du passé.
On assiste aujourd’hui à un appauvrissement des différentes pensées. Une certaine lecture de Winnicott risque de nous emprisonner dans la seule relation mère-bébé, sensée tout expliquer.
Dans l’ensemble, on peut constater que la littérature actuelle tend à confiner les causalités psychiques dans la relation duelle mère-enfant et dans la répétition de l’enfance dans le transfert.
Cela est totalement insatisfaisant. A cela, deux raisons majeures :
1) On reste entièrement happé par le passé « anecdotique », il n’y a plus de place pour l’actuel, sans parler de la sexualité de l’adulte qui ne se laisse pas entièrement expliquer ni dériver de sa relation à la mère ! Entre la pure dénégation du transfert maternel et de la régression des uns, et la réduction exclusive à l’aire maternelle des autres, il faut inventer des complexités…
2) Le monde, le social, qui affecte analyste et patient, semble exclu dans cet univers de « nursery ».
Parce que Freud est loin, parce que Lacan est souvent hermétique, beaucoup d’analystes plus jeunes se rabattent sur un Winnicott simplifié, oubliant l’aspect paradoxal de sa pensée. Or on ne peut pas lire Winnicott sans Freud. En même temps les Anglo-Saxons représentent une réaction importante au solipsisme freudien classique qui ne tenait pas compte de l’importance de l’environnement dans la psychogenèse.
Lacan de son côté a élargi le champ en faisant éclater la notion de réalité, en introduisant le réel comme distinct de la réalité, à quoi il a ajouté le champ du symbolique par lequel se manifeste la prévalence de l’Autre. L’inconscient du sujet est d’emblée collectif pour Lacan, via le langage qui préexiste. Ceci est très important.
La question de la réalité reste cependant centrale. De la réalité présente, mais surtout de la réalité passée, « revécue » ou reconstruite au cours de l’analyse dans laquelle on cherche les « causes » des troubles actuels.
La réalité des traumas a de nouveau droit de cité. Heureusement. Mais alors, ces mêmes analystes semblent éjecter la réalité psychique, et l’importance du fantasme. Un enfant peut avoir eu des rapports incestueux réels, un trauma dont la réalité n’est pas à discuter, d’ailleurs elle doit être reconnue, mais je ne vois pas au nom de quoi un trauma réel évince l’espace du fantasme. Au contraire, plus la réalité est dure et omniprésente, plus il est important de ne pas réduire le sujet à ce vécu seul. Or on constate aujourd’hui la tendance à « reconnaître la victime », à hypostasier la place de la victime, et à considérer comme le seul bien réparateur la « reconnaissance » du dommage. Les analystes devraient être plus prudents dans cette affaire. Et ne pas contribuer au deuxième grand enfermement du siècle : celui du grand camp des victimes qui seraient, comme des enfants – autre sujet de bêtification -, « innocentes » et dépourvues de réalité psychique. Sans compter que cette victimisation les prive du droit à la colère.
Nous revenons ici au problème, déjà évoqué au séminaire précédent, concernant le statut des souvenirs et la place de l’origine des troubles. L’idée première de Freud était que si l’on retrouvait l’origine, on tenait la cause d’un trouble, et si on « l’analysait », si on l’extirpait du refoulement, le trouble allait disparaître. Il en est revenu et on n’en est plus là… En même temps on y est encore. On cherche moins à lever le refoulé qu’à « reconnaître » le dommage subi par le patient enfant. On est largement revenu à la théorie traumatique de Freud. Or c’est là que se pose de la façon la plus urgente la question de la mémoire et du statut des souvenirs.
Nous commençons à en savoir un peu plus que Freud et que Lacan sur cette question, car nous avons une expérience collective plus longue de la psychanalyse, aujourd’hui centenaire. Il devient plus légitime de soupçonner la fiabilité absolue des contenus de la mémoire, non pas comme Freud à cause du refoulement ou de la censure – bien que cela existe toujours -, mais parce que nous savons aujourd’hui qu’il n’y a pas de stockage définitif de souvenirs immuables, souvenirs qu’il suffirait de déterrer par le travail sur le refoulement. J’avais parlé entre autres des travaux de Damasio. (mémoire nucléaire et mémoire étendue, autobiographique). La mémoire re-travaille sans cesse des percepts, percepts d’autant mieux mémorisés qu’ils sont affectés.
L’émotion est un facteur essentiel de la mémoire. La signification est comme une valeur d’échange qui se surajoute à la valeur d’usage des éléments mnésiques affectés de plaisir-déplaisir : peur, angoisse, colère, émoi sexuel, etc. Nous commençons à savoir que le passé, la réalité du passé, est sans cesse reconstruite en fonction d’un savoir actuel et des idéaux actuels. Les différents éléments mnésiques reçoivent leur sens en fonction d’un savoir actuel, peut-être aussi en fonction d’un désir actuel. Désir de qui ? Bien que l’on dise que les faits sont têtus, ils sont aussi sans cesse réinterprétés. L’aller-retour entre les faits du passé, les premiers percepts-émois, et les bassins attracteurs actuels, pose la question de l’activité de la pensée et du conscient.
La pensée actuelle est prépondérante dans l’abord des souvenirs. Elle est prépondérante mais elle n’est pas toute-puissante. De cela je tire une position que j’appellerai un relativisme absolu.
De plus en plus je constate que les croyances de l’analyste (auxquelles participent les idéologies dominantes, les théories, ses convictions intimes,…) ont une influence déterminante sur le sens que prendront pour le patient ses propres souvenirs. Certaines personnes font toutes sortes de thérapies, pendant ou après l’analyse. Certains font des expériences de thérapies corporelles, d’autre de l’hypnose, et se trouvent bien plus améliorés dans leur état que par la psychanalyse. Souvent cependant ils reviennent en analyse, parce qu’ils sont en quête d’un sens à ce qu’ils ont vécu ou revécu. Un sens qui va au-delà de la réalité de ce qu’ils ont vécu. Pour certaines personnes, l’entrée dans leur système signifiant doit se faire d’abord émotionnellement, voire corporellement, et pas d’emblée par la voie du récit. Il se trouve que rares sont les analystes qui savent faire appel à des images efficaces pour mobiliser chez ces patients des affects suffisamment forts. On oublie l’importance des intensités ! En analyse, il y a autant de « croyance » à l’œuvre que dans n’importe quelle thérapie et ce, quelle que soit la discrétion ou le silence de l’analyste. D’où mon relativisme absolu. A ceci près que l’analyste peut intégrer ce relativisme dans son écoute.
Si l’on construit en grande partie le passé en fonction des savoirs du présent, et des croyances du présent, on voit comment peuvent influencer les croyances de l’analyste sur les productions de récits de l’analysant. Ces patients qui vont chercher ailleurs, dans des expressions corporelles ou émotionnelles, pensent trouver une garantie plus grande contre cette influence. Or ce que croit leur thérapeute agit sur leurs manifestations de la même façon que ce que croit l’analyste. On produit ce que l’Autre attend. Et cela vaut pour tout le monde. Que l’analyste se taise ou non n’y change rien. Au contraire !
Freud avait parlé bien sûr de l’après-coup, de même que Lacan avait fait une incursion dans ce domaine en parlant du temps logique, mais sans y faire figurer leur propre croyance théorique comme bassin attracteur du récit du patient ou de ses manifestations. Bien sûr, tout ne se joue pas par rapport au thérapeute. Tant s’en faut. Les « nouvelles symptomatologies » se font par rapport au social. L’analyste les accueille. Mais à son tour comment interfère-t-il ?
Je veux ajouter ceci pour tempérer mon relativisme : si beaucoup de thérapies peuvent être efficaces qui, comme l’analyse, passent par la mobilisation des processus et des contenus inconscients, je crois que la psychanalyse est le système le plus intelligent et – si l’on excepte les analystes crapules… – le plus éthique.
Il avait semblé à Freud, que l’association libre était la meilleure manière d’accéder au monde intérieur. Il est vrai que la pensée-éclair semble la plus proche de l’inconscient, plus proche du pulsionnel et des images, et la plus proche de la création. Il faut ici distinguer le contenu de la vitesse. L’espace et le temps. La pensée-éclair a ceci de remarquable qu’elle est rapide, comme instantanée. Son contenu n’est pas forcément plus « personnel », il peut être une réponse à une question extérieure.
On avait vu à ce propos quelques exemples chez des artistes et des scientifiques qui « trouvaient » en un éclair, une illumination, la réponse à un problème alors même qu’ils étaient en train de penser à autre chose. Je rappelle les quatre étapes de la création citées par Gell-Mann : saturation – incubation – illumination – vérification.
Les deux premiers moments sont purement individuels, ils sont le produit d’un travail psychique. L’illumination, la trouvaille, le surgissement, peuvent avoir une forme hybride, mais ils sont contenus dans un cadre commun qui est celui du récit plié. Le quatrième temps, celui de la vérification, est le passage à la colonne trois du schéma. Il y a toujours un système signifiant pour l’Autre qui fait fonction d’appareil de capture. C’est une structure d’accueil, on peut dire que c’est le grand récit qui préexiste au récit singulier.
On parle indifféremment des choses qui bougent et des choses qui ne bougent pas. On compare des processus qui appartiennent à la dynamique des moments vécus à des systèmes de pensée statique. Le processuel s’oppose au structurel.
Lacan essayait de résoudre un problème conceptuel, à savoir comment pouvaient se séparer les trois registres – réel, imaginaire et symbolique – quand on agissait sur l’un des trois. Il les avait matérialisés par des ronds de ficelle en les nouant comme un nœud borroméen. Et il essayait de voir ce que faisait une coupe à tel ou tel niveau. Mais ce faisant il avait mis sur un même plan réel (le réel de la ficelle) trois plans de consistance différente (le plan pulsionnel, le plan des représentations et le plan des concepts) et trois plans de temporalités différentes. Ça ne pouvait pas se résoudre sur le plan du réel des ficelles. Il est entré dans une impasse. Justement les points de contact étaient les points où seul le discours pouvait prendre place. Ce sont des limites du réel comme représentable par le visible. Curieusement l’impasse qu’il avait lui-même désignée en disant que le réel se présentait comme l’impossible.
Comme le disait Whitehead : « La nature ne se présente qu’une seule fois ». Ou encore : « Le temps, c’est la nature qui passe ».
Je vais maintenant donner un exemple trivial d’une manière d’« utiliser » Winnicott et Lacan et voir comment on peut entrer dans des « réalités » différentes.
Je prends l’exemple du temps, non pas celui dont je viens de parler, mais celui de la météo. J’affectionne spécialement la météo. Mes amis se moquent de moi à ce sujet.
LA MAMAN ET LA PYTHIE
Winnicott disait qu’il y avait des gens qui scrutaient toujours le ciel pour voir le temps qu’il va faire, et il en déduisait que c’étaient des personnes qui avaient eu une mère à l’humeur changeante, non fiable, qu’enfants, ils ne savaient jamais à l’avance à quel regard de la mère ils auraient à faire, le regard de la mère, notre ciel premier.
Je me suis dit que je devais avoir eu une mère changeante. Winnicott m’a d’emblée projetée dans une situation imaginaire avec ma mère. Il m’a évité le recours au grand récit. Apparemment il n’y a pas de grand récit, mais le grand récit est dans l’idée que le ciel et les yeux de la mère sont des entités qui peuvent être comparables dans certaines situations. Le grand récit de Winnicott est la relation mère-bébé.
Puis j’y ai pensé autrement. A partir de Lacan.
Le temps, le temps du ciel, celui des saisons, relie le temps humain, le temps du registre imaginaire, au temps du réel de la nature et ce, via le calendrier, le temps symbolique de nos anniversaires et fêtes de l’éternel retour.
Avec Lacan on comprend l’intérêt que l’on peut porter au temps comme une jouissance que procure toute expérience où un sujet s’implique d’un même mouvement dans les trois registres, le réel de la nature, l’imaginaire de nos anticipations et de nos désirs, et le recours aux prévisions météo, appareil symbolique de connaissances. Le grand récit – la fiction théorique – est là d’emblée, on ne transite par aucune imagination d’aucune situation singulière.
La différence est de taille. Regarder le ciel est une chose, écouter la météo, c’est écouter quelqu’un qui est autorisé par tout un système de connaissances (je sais, je sais, c’est souvent faux !) et qui vous dit ce que personne n’a pu vous dire encore : quel sera l’avenir. La météo est notre Pythie laïque. Et la Pythie n’est pas la maman. Lacan conduit à la Pythie, là où Winnicott essaie de ramener à la mère de l’enfance.
Il ne faut pas se tromper d’étage, mais en même temps les différents niveaux s’interpénètrent. Même dans nos pensées apparemment les plus spontanées.
TEMPS – ESPACES
Il y a donc d’abord des images, des récits sans paroles, puis des récits pliés, au temps rapide qui, pour se déplier, ont besoin de structures d’accueil. Nos pensées ont besoin d’être accueillies. Pour le petit enfant d’abord, il faut un autre appareil psychique (cf. les travaux de Bion), celui attribué à la mère pour ordonner ses sentirs, ses protopensées. Le langage comme tel permet de donner sens aux émotions vécues, mais le langage véhicule aussi les grands récits. Les grands récits introduisent le sujet au temps lent du symbolique, du sens qui apaise. Toute mère est aussi une Pythie, parce qu’elle n’est pas que réelle, elle a une troisième dimension, qu’elle le veuille ou non, que l’on convoque le Père Symbolique ou non.
Une grande partie de la souffrance humaine est due à la simultanéité des différentes temporalités de nos sentirs, de nos imageries, de nos pensées, qui co-existent, mais qui ne peuvent s’actualiser que l’un après l’autre, par le goulot de la langue. Cela crée des tensions endogènes non réductibles à quelque mauvaise relation à des mamans insuffisantes ! Ce sont ces tensions qui poussent à chercher le sens, car la décharge pulsionnelle ne suffit pas. Certaines excitations sexuelles ne proviennent pas d’un désir sexuel pour un objet de désir, elles sont l’expression pulsionnelle d’une angoisse par défaut de sens. Certains hommes bandent par pure angoisse dont ils ignorent le sens. Si par hasard une femme passe par là, son malheur sera grand si elle prend cela pour un hommage personnel. Ce que je dis des hommes vaut pour les femmes, mais c’est moins visible ! J’ajoute que l’acte « créateur » aussi fait chuter les tensions de façon efficace. C’est la sortie du chaos par une autre porte. Il peut être suivi comme ce dernier d’un moment de dépression, post-coïtum…
Je fais ces remarques et digressions pour vous donner au moins l’intuition que l’acte créateur, tout comme l’acte de pensée, n’est pas synonyme de la créativité dont parle Winnicott.
La structure d’accueil, le grand récit qui donne sens, est toujours une croyance partagée. La croyance partagée fait fonction de vérité ; elle n’est pas la « réalité », c’est une supra réalité différente d’une hallucination…
Lacan disait : « La vérité est structurée comme une fiction ». On peut aussi bien retourner la proposition et dire pour la théorie en tant que fiction que « la fiction est structurée comme la vérité ».
En allemand on distingue la Réalitäit – terme qu’utilise Freud pour le Principe de Réalité – de la Wirklichkeit, qui dit aussi la réalité, mais dans le sens de : est-ce que c’est vraiment réel ? C’est plus près de la vérité que de la réalité. Mais si on prend « vérité » au sens de croyance partagée à propos d’un réel – comme on dit d’une théorie qu’elle est vraie (jusqu’à être déboulonnée par la suivante) – on peut dire que le Principe de Conception gouverne des systèmes de pensée, des systèmes de croyances – qu’elles soient scientifiques ou religieuses – qui reposent sur une idée de vérité. Je dis bien « idée de vérité », et pas vérité ! Freud n’a pas fait référence à un principe de vérité, c’est pourquoi il a parlé de la « Realität » et pas du Principe de la « Wirklichkeit ». Il y a un Principe de Plaisir qui gouverne le Ça, un Principe de Réalité qui gouverne le Moi, et il n’a pas fait intervenir un troisième principe.
Il me semble donc insuffisant d’en rester aux deux principes de Freud, le Principe de Plaisir et le Principe de Réalité, alors j’ai imaginé le Principe de Conception comme axe organisateur de l’Au-delà du Principe de Réalité, d’une supra réalité. Il y aurait ainsi un au-delà de la réalité, qui serait étrangement ou illusoirement plus proche du réel, en tout cas dans un lien privilégié, non pas avec le Moi, mais d’emblée avec le Ça et l’inconscient.
RAPPORT DU PRINCIPE DE CONCEPTION ET DU SURMOI
Le Principe de Plaisir ne disparaît pas avec l’entrée en jeu du Principe de Réalité. Il reste, comme le disait Freud, le gardien de la vie, quelles que soient les exigences de la soumission à la réalité. Le troisième Principe, Principe de Conception intervient plus tard dans la vie, après l’acquisition du langage et l’accès subjectif aux schémas culturels, qui par ailleurs sont toujours-déjà-là.
Penser le nouveau, avoir, comme on dit, des idées, donc des représentations qui vont au-delà de ce qu’offre la réalité actuelle et le déjà connu, n’est pas un retour en arrière. Et là encore je ne suis pas d’accord avec Winnicott quand il appelle cela la pensée hallucinatoire. Pas plus qu’il ne faut prendre la pensée non verbale pour de la pensée préverbale. Il y a là une confusion très gênante.
Cela peut laisser croire que la pensée créatrice relève d’une régression au seul Principe de Plaisir.
Ce que je voudrais dire, c’est que l’humain est poussé, contraint, à chercher du nouveau, et ceci n’est pas seulement l’effet d’une frustration ou d’un inconfort. Ni une simple extrapolation de la créativité de l’enfant. Je crois que le Principe de Conception saisit une compétence de l’humain qui est, comme telle, contraignante. Les exigences de la réalité n’épuisent pas les compétences de l’humain qui de ce fait est en quelque sorte sommé d’aller de l’avant. Il a une sorte d’obligation de quête de nouveau. Et l’on pourrait réutiliser la notion première de Freud, la Pulsion d’autoconservation qui veille à la survie de l’espèce et qui contraint l’homme à rattacher ce qu’il trouve de nouveau, dans une relation de continuité-discontinuité à de l’ancien.
Ce qui m’intéresse c’est la fabrication des récits.
Fabrication du récit subjectif qui dit la souffrance et qui ne se dit pas de la même façon selon les époques, même si des douleurs fondamentales sont atemporelles. Mais une large partie de nos manières de souffrir dépend de la structure d’accueil, de fiction conceptuelle qui prévaut à un moment donné (cf. un livre paru récemment : Histoire des larmes, 18-19 siècles d’Anne Vincent-Buffault, Ed. Payot, coll. Rivages). Les systèmes de croyances partagés qui se mettent à la place d’une vérité opèrent par le truchement du Surmoi de façon consciente et inconsciente. Or ils sont intriqués aux contenus « classiques » du Surmoi.
Il y a une sorte de paradoxe que l’on rencontre dans la clinique : ce qui fait souffrir c’est la mémoire, et en même temps, ce qui diminue la souffrance, c’est la possibilité de parler, de faire le récit, donc de réactiver la mémoire. On pourrait dire que ce n’est pas la même mémoire, qu’il s’agit d’une mémoire retrouvée. Ce n’est pas toujours vrai. Dans le travail du deuil, ou certains traumas, les sujets vont répétitivement raconter la même histoire. On la connaît par cœur, mais on y revient et on y revient. Pourquoi ? Se pose alors la question : « quel récit, pour qui, et en fonction de quoi ?». Parfois j’ai l’impression que certains réactivent la mémoire, passent à côté de la possibilité de la cicatrisation en parlant et dépassent le moment où ils pourraient trouver un certain repos. Ils n’arrivent pas à s’arracher à la répétition du récit qui a quelque chose de fascinant pour eux. Mais aussi parce qu’ils y trouvent à la fois leur douleur et son apaisement, sans parvenir à l’oubli. A moins qu’ils se l’interdisent. C’est peut-être alors à l’analyste de les initier à la possibilité de tourner la page.
Si l’on souffre moins quand on peut parler, c’est évidemment parce qu’on veut être entendu, être accompagné, mais aussi, sans le savoir, on sature la mémoire. On la sature en « autre chose » que la mémoire vive de l’événement. On la sature par le récit. Le récit n’est pas la mémoire vive. Le récit n’est pas le souvenir brut. Tant qu’on a le souvenir de l’événement, on souffre. Ce sont d’ailleurs souvent des images, ou des paquets d’affects. Si on peut en faire le récit, et surtout le répéter, ce sont ces récits successifs qui prendront la place de l’image et vont voiler l’événement. Le récit le raconte, le met à distance, et même s’il convoque répétitivement l’émotion, il l’émousse et finit par s’y substituer, et finit par effacer, par reléguer au second plan l’image ou l’événement premier. D’où une double fonction du récit : d’une part il convoque les faits du passé qui reçoivent un sens par le fait d’être accueillis dans une structure signifiante, un grand récit latent, et d’autre part, à force de répéter, le sujet apprend le récit et oublie l’événement. Or le récit de l’événement se fait aussi en fonction du récepteur, et en fonction du sens que ce dernier attend ou est susceptible de lui donner, donc aussi en fonction de l’époque.
LES DEUX POLES DU SURMOI
Nous naissons avec la compétence langagière. Il faut quelques conditions pour qu’elle se réalise chez le petit d’homme, tel que le bain de langage, le contact, l’environnement humain, pour le dire rapidement, et un minimum de support affectif. Le reste est affaire de plus ou moins grand malheur, de névrose, de chance aussi. Comme je le disais : ce qui m’intéresse c’est la fabrication du récit. Et la fabrication du récit se fait en fonction du Surmoi. Mais alors lequel ? Car c’est une catégorie très hétérogène.
Le Surmoi agit selon deux pôles : l’un est en rapport avec les idéaux introjectés qui régissent la société, c’est le pôle « freudien ». Il est du côté du :« il ne faut pas » ou « tu dois », c’est la conscience morale. Il inhibe les pulsions sauvages de l’homme. Ancré dans la préhistoire mythique de l’humanité par les grands préceptes, les interdits fondateurs, il est en rapport avec l’ancestralité et l’histoire, il est vertical. Le sujet est contraint par les exigences du passé collectif, dont la figure du Père serait selon Freud le représentant. Au plan individuel, ces interdits, ces préceptes, sont intériorisés et le Surmoi prend son origine dans le Ça, il œuvre donc de façon largement inconsciente. C’est essentiellement de lui dont parle Freud. Il appartient au monde intérieur, il est psychique. Il a des représentants dans le plan horizontal, en rapport avec la société actuelle. Que ses liens soient horizontaux ou verticaux, il est en rapport avec la survie de l’espèce, en tant que toute société humaine ne peut vivre sans lois civilisatrices. Il y a parfois conflit, justement quand la verticalité et l’horizontalité entrent en conflit : les Modernes et les Anciens.
L’autre pôle du Surmoi est actif, il pousse à la création. C’est le plus étrange, et Freud semble l’éviter. C’est le Principe de Conception. La création, si on la prend comme une compétence de l’espèce humaine, pousse à sa réalisation, elle est tout aussi contraignante que les interdits ancestraux intériorisés (pour certains plus que pour d’autres). Ce pôle oblige l’homme à aller de l’avant. Il doit en quelque sorte payer le tribut de son humanité en créant, en fabricant de nouveaux objets, en maîtrisant la nature, en se reconnaissant dans ses formes artistiques. On a donc d’un côté le Surmoi qui est au service de l’espèce et garantit la continuité d’une culture par le maintien des lois, et de l’autre le Surmoi qui pousse à la création du nouveau, et peut se mettre au service de la singularité la plus grande. Apparemment ils sont contradictoires, et cependant ils concourent tous les deux à une même fin. La survie de l’espèce.
Il faudrait d’une certaine façon mettre une double casquette à ce Surmoi, et dire que le Principe de Conception régit un pôle, celui du Surmoi qui pousse l’homme à inventer, et que l’autre, le Principe de Conservation, régente l’obéissance aux lois et aux interdits (je crois que c’est ainsi que Loup Verlet l’appelle). Les deux principes sont en rapport avec le Surmoi en tant qu’instance inconsciente qui contraint l’homme à dépasser le simple Principe de Réalité, son confort immédiat et l’assouvissement de ses pulsions immédiates. Tous les deux sont au service de la survie de l’espèce mais de manière différente. Il faut donner à l’art et à la science leur véritable place dans le devenir de l’espèce. Ils préfigurent l’avenir, ils tracent les possibles des devenirs, ses «formes nouvelles » parfois incompréhensibles par l’époque présente. Nietzsche avait raison en disant que seul l’art était la véritable médecine. L’art comme la science (quelles que soient ses dérives, ça c’est un autre problème) contribuent à la domination de la nature. Ils prédisent l’avenir et disent un savoir que la réalité actuelle ne justifie pas et souvent ne demande pas.
Je fais tout de suite une remarque.
Lorsque Freud disait que le Surmoi était le représentant chez l’individu de l’héritage parental et social, ce que Lacan avait en gros appelé la loi symbolique, il semble aller de soi que le Surmoi soit au service des valeurs civilisatrices, du bien commun, des valeurs supérieures, du bien du groupe. C’est là que le bât blesse. Parce que le Surmoi d’un individu peut être le représentant d’exigences parentales tout à fait perverses. Au nom de quoi les parents transmettraient-ils seulement de « bonnes » valeurs ? Freud passe allègrement du père primitif, qui est un concept, un père mort de tout temps, au père réel dont l’enfant intérioriserait le caractère sévère qui lui transmettrait les valeurs supérieures intériorisées par l’enfant. Par ailleurs, qui nous dit que le respect des traditions va dans le sens d’une meilleure vie du groupe humain ? Les meurtres commis au nom d’une religion font partie des valeurs engrangées par le Surmoi des individus qui commettent ces meurtres. Ils ne tuent pas pour satisfaire des pulsions personnelles, mais au nom d’un registre absolument symbolique.
Il me semble intéressant de vous lire quelques extraits de Freud concernant le Surmoi. Il faut remarquer que Freud utilise indifféremment dans certains passages Idéal du Moi (Ichidéal) et Surmoi comme étant équivalents.
Sommé de dire en quoi la psychanalyse s’occupe aussi des valeurs supérieures, Freud dit :
« Il est facile de montrer que l’idéal du moi satisfait toutes les exigences posées à l’essence supérieure de l’homme. Formation substitutive qui remplace la nostalgie pour le père [père mort !] il contient le germe à partir duquel toutes les religions se sont formées. »
Le Moi est humble face au Surmoi, et la culpabilité serait la conséquence de la comparaison entre le Moi toujours un peu défaillant avec les exigences du Surmoi qui est une instance psychique… Freud continue :
« Religion, morale et sentiment social – ces contenus principaux de ce qu’il y a de plus élevé dans l’homme – (8) ont été originairement une seule et même chose. »
Ici il se réfère à Totem et Tabou. Il faut remarquer que la religion, l’art et la médecine n’étaient pas séparés dans l’Antiquité comme ils le sont de nos jours.
« Ici s’ouvre la faille entre l’individu réel et le concept de l’espèce. On ne doit pas non plus trop figer la distinction du moi et du ça ni oublier que le moi est une partie du ça qui a subi une différentiation particulière. »
Pour Freud, les expériences répétitives du Moi se perdent d’abord dans le patrimoine héréditaire, quand elle se répètent avec force et fréquence chez beaucoup d’individus. Puis :
« De la sorte, le ça héréditaire héberge les restes des existences d’innombrables moi, et lorsque le moi puise son surmoi dans le ça, peut-être ne fait-il que remettre au jour des figures du moi plus anciennes et les ressusciter. »
Le Surmoi et l’Idéal du Moi sont donc, selon cette conception, purement conservateurs. On voit que Freud accepte l’idée d’une transformation de la génétique par l’environnement. Idée qui était très audacieuse pour son époque.
Je reviens sur le deuxième fragment. Il y a un renvoi en bas de page au moment où Freud dit que religion, morale, et sentiment social ont été originairement une même chose, et que ce sont là des contenus de ce qu’il y a de plus élevé. Son renvoi de bas de page dit ceci :
« Nous laissons ici de côté science et arts. »
Il les laisse de côté parce qu’il n’arrive pas à les ranger dans les valeurs du passé. Parce qu’il y a une coupure, qu’il y a du nouveau qui menace toujours ces valeurs conservatrices. Freud n’a pas de principe organisateur pour la quête du nouveau. Son Surmoi ne peut qu’être le représentant des valeurs d’un passé ancestral. Or il me semble que ce même Surmoi, par son autre pôle, requiert de l’humain l’invention du nouveau, et ceci dans le même intérêt de l’espèce.
Tout comme le Principe de Plaisir et le Principe de Réalité contraignent l’activité psychique à un certain type de fonctionnement, le Principe de Conception implique ses propres contraintes.
Freud ne prend en compte que le temps du passé, le pôle de l’ancestralité et ce qu’il véhicule des interdits fondateurs des sociétés humaines. Il ne tient pas compte du pôle des devenirs représenté par la science et les arts. Il l’abandonne au seul règne du Principe de Plaisir, disant que l’artiste est le seul à pouvoir éviter la soumission au Principe de Réalité, parce que par son art il crée une autre réalité. Or créer n’est pas halluciner, ni jouer.
C’est bien dans le passage de la « découverte » la plus avancée et parfois la plus singulière que l’homme trace les possibles de ses devenirs. Et bien que sa création soit souvent l’œuvre d’un seul, elle entre dans l’héritage de tous. Les arts et la science ont des contraintes propres à leurs champs : chaque scientifique doit entrer dans l’histoire de sa discipline, ou chaque artiste innover par rapport à l’état de son domaine. Il y a donc un lien entre passé culturel et avenir. La création d’aujourd’hui constitue l’héritage culturel de demain. Par ce passage, on peut comprendre que le Surmoi est aussi soumis à des changements et qu’il ne peut pas rester sans modification de ses contenus.
LES COMPETENCES
Une des compétences de l’humain, qui n’est pas la même que la compétence linguistique, bien qu’elle y soit associée, est la compétence à penser ce qui n’existe pas encore et qui n’a jamais existé, donc à concevoir une réalité autre. Pas seulement pour lui, mais pour son groupe, sa culture. Son origine est dans la tendance « naturelle » du petit enfant à jouer. Et là je rejoins Winnicott. Simplement le passage de la créativité du petit enfant à la création à proprement parler, consiste dans l’entrée en jeu de l’aire de la culture et donc du Surmoi. Même si l’artiste ou le scientifique sont en avance sur ce que peut concevoir une époque, ils ne sont ni hors de leur temps ni hors de leur espace culturel. Ils sont assujettis à des règles de leur art ou de leur science. Ils procèdent à des coupures, à des discontinuités. Ils prennent des risques. Comme tout penseur prend des risques, et ce risque consiste précisément à se voir rejeter de son aire culturelle. De sa communauté. C’est par le risque pris qu’il œuvre pour la survie de l’espèce. L’artiste est le guerrier de la civilisation.
Freud avait abandonné la Pulsion de Conservation de l’espèce, sa première topique. Il l’a fait entrer dans la Pulsion de Vie avec les pulsions sexuelles. Du coup on ne la distingue plus à l’état pur. Je pense qu’il faut justement la conserver. J’insiste sur le fait qu’il y a une contrainte, une sorte de pulsion chez l’humain, de créer, qu’elle n’est pas une simple sublimation de la sexualité et que la création du nouveau fait partie de la pulsion de conservation, même si elle peut se retourner contre l’espèce… L’homme ne peut survivre avec la seule sexualité « naturelle ». Il devance et il outrepasse les lois de la nature. En cela il est mû par une poussée aussi forte que ses pulsions sexuelles. Ceci ne vaut évidemment pas pour tous les hommes. Quelques-uns, dans chaque aire culturelle, constituent ce corps guerrier des conquêtes de l’esprit. Voilà la nécessité et les contraintes du Principe de Conception. Conception d’entités abstraites et/ou concrétisables comme le mariage du silicium et de nos organes, mariage annoncé déjà par Deleuze…
Chaque compétence a tendance à devenir contrainte par son lien avec le Surmoi. Contrainte dont nous commençons à peine à nous rendre compte.
Tout se passe comme si ce que l’homme peut concevoir, il doit le réaliser.
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