SÉMINAIRE VI.1
8 SEPTEMBRE 2006
L’histoire dont il sera question ici concerne un homme qui m’avait expressément donné l’autorisation de me servir de son parcours analytique afin que toutes ces années de sa vie passées en analyse puissent enrichir nos réflexions et aider les psychanalystes à mieux travailler et à moins se prendre pour des psychanalystes. Comme certains font don de leur corps à la science, il avait décidé de faire don de son histoire personnelle, n’étant pas attiré par l’autobiographie.
A présent, Monsieur L – c’est ainsi que je l’appellerai – est mort depuis plus de dix ans. C’était un homme remarquable et avant même de commencer, je voudrais vous dire combien sa fréquentation a été pour moi enrichissante et précieuse, et combien je lui suis redevable. Je pense que chaque analyste a un ou deux passeurs qui le font devenir analyste. Ce sont des vrais passeurs, ce qui n’a rien à voir avec le simulacre de la passe institutionnelle… Passeurs du connu vers l’inconnu, passeurs de leur analyste vers une analyse en devenir. C’est toujours de l’inconnu que nous traitons, mais les passeurs nous font entrer dans des zones de turbulence où l’on est vraiment seul, sans maître et sans complice autre que l’analysant lui-même, et où notre propre analyse et nos analystes sont hors d’usage, comme de vieilles poupées de l’enfance restées dans un grenier de grand-mère.
Pourquoi ce titre ? Monsieur L l’a utilisé à plusieurs reprises concernant notre travail. J’ai par ailleurs pris comme axes d’exposition la peur et l’événement. Je m’en expliquerai par la suite.
HISTOIRE DE MONSIEUR L
C’est un homme d’environ 57-58 ans qui vient me voir, après s’être assuré au téléphone que je parle l’allemand.
Sa première phrase est :
– J’ai fait quarante années d’analyse. »
Cette phrase me tétanise littéralement, à l’époque je ne savais pas qu’une telle chose pouvait exister en dehors de l’Homme aux loups. J’avais alors moi-même à peine un peu plus de quarante ans.
Il poursuit :
– J’ai eu cinq analystes, sans grand succès, mon dernier analyste m’a suggéré d’aller voir quelqu’un qui parle l’allemand, qui est ma langue maternelle, parce qu’on n’avançait pas. Après tant d’années d’analyse, j’allais toujours aussi mal. Et je n’avais jamais parlé ma langue maternelle dans mes analyses précédentes. »
Il m’énumère ses analystes précédents, tous d’une certaine renommée, des analystes couvrant l’éventail des écoles psychanalytiques à Paris. Les meilleurs de la SPP, et quelques noms très connus du côté de Lacan.
Au moment où il vient me voir, il est dans un état de profonde dépression. Il dit :
– On m’a étiqueté « mélancolique », d’autres ont dit que j’étais maniaco-dépressif. »
Car il n’avait pas seulement fréquenté des analystes, mais avait également eu plusieurs internements, et n’avait donc pas été épargné du discours médical et psychiatrique. Mais ce sont surtout ses analyses qui l’avaient déçu. En m’en faisant un rapide compte-rendu, il disait chaque fois pour conclure :
¬- Il ne se passait rien. »
Mais en même temps il répétait, ce qui semblait contradictoire :
– Mais quand même, l’analyse m’a sauvé la vie !
– Mais alors ?
– Eh oui, l’analyse m’a sauvé la vie, mais elle ne m’a pas guéri.
– Et vous voulez malgré cela reprendre une analyse ?
– Oui, il n’y a que l’analyse qui peut faire quelque chose pour moi, je pense seulement que je n’ai pas trouvé l’analyste qu’il me faut. Alors quand mon dernier analyste m’a dit que je pourrais essayer avec quelqu’un qui parle ma langue maternelle, cela m’a donné beaucoup d’espoir. Avant on m’avait toujours dit que la langue maternelle n’avait pas beaucoup d’importance puisque le français est ma langue de tous les jours et que je suis en France depuis mes dix ans. »
A partir de là, nous commençons à parler l’allemand et nous poursuivons dans cette langue. Il parle l’allemand exactement comme moi : il le parle bien, il en connaît les locutions familières, on peut bien plaisanter dans cette langue et en même temps il a un petit accent français et parfois un mot lui manque, il fait même des fautes légères. Souvent nous avons recours au français. Nous avons parlé un mélange, passant allègrement d’une langue à l’autre, et constatant combien certaines choses peuvent se dire dans une langue et pas dans l’autre. Et puis on a souvent critiqué les Français. Avec un réel plaisir ! Comme des étrangers ingrats le font si souvent.
Dès le début, une chose s’est imposée à moi : je ne devais pas me cantonner dans un rôle d’analyste silencieuse.
Voici son histoire telle qu’il me l’a racontée dès la seconde séance.
Né en Allemagne entre les deux guerres mondiales de parents d’origine juive polonaise, il est élevé jusqu’à ses dix ans exclusivement en allemand. Les familles paternelle et maternelle étaient d’un niveau social élevé, son père comme sa mère avaient grandi en Allemagne et faisaient parti des juifs « assimilés ». Les grands-parents avaient parlé le yiddish mais à la générations suivante, c’est-à-dire ses parents, l’allemand avait pris le dessus, et mon patient avait parlé exclusivement l’allemand avec ses propres parents. Le grand-père paternel avait été rabbin mais son père était libre penseur et n’avait transmis aucune tradition religieuse.
Quand Hitler arrive au pouvoir, ses parents décident de quitter l’Allemagne et viennent en France, avec lui et sa petite sœur, laissant leurs propres parents qui ne veulent pas émigrer en Allemagne. Il a environ dix ans. Son père trouve un travail précaire à Paris et ils vivent très pauvrement. Quand il arrive en France, il ne parle pas un mot de français et se fait traiter de « boche » par les camarades de classe. Dans le métro, quand son père parle allemand, il capte les regards hostiles des gens, il est très gêné, mais n’ose pas dire à son père de parler plus doucement.
La guerre éclate et peu de temps après ils sont obligés de se cacher. La famille quitte Paris et ils se séparent pour des raisons de sécurité, lui est placé dans une famille française en province et ses parents, avec la petite sœur, se réfugient chez des amis dans une autre région.
Bien que tout jeune adolescent à ce moment-là, il arrive à entrer en contact avec un réseau de résistants et on lui confie des tâches pas trop dangereuses. Enfin, il participe à la résistance et cela lui donne une grande fierté.
L’ENTREE DANS LA MALADIE
Après la fin de la guerre, il retrouve ses parents et commence des études scientifiques. Ses parents apprennent, après de longues recherches, que leurs propres parents, restés en Allemagne, ont été déportés et qu’ils sont morts.
Il est très doué pour les sciences et réussit bien dans ses études, mais la vie n’est pas aussi belle qu’il l’avait imaginée lorsqu’il attendait la paix. Il se sent oppressé à vivre avec ses parents, tous les quatre partageant un minuscule logement où ils sont entassés. Il déteste son père, mais n’ose pas, par égard pour sa mère, revendiquer plus de liberté.
Un jour, son père l’accompagne pour aller acheter des chaussures. Dans le magasin, il est subitement terrassé par une crise d’angoisse, il croit qu’il va mourir. On dirait aujourd’hui une attaque de panique. Comme l’angoisse ne passe pas, ses parents prennent rendez-vous d’urgence chez un psychiatre. Il s’agit d’un patron en médecine fort connu.
Et c’est là que quelque chose d’étrange se produit. Il raconte :
– Dès que je me suis trouvé dans la salle d’attente du psychiatre, mon angoisse est subitement tombée, à tel point que quand je me suis trouvé devant le psychiatre je ne savais plus quoi lui dire. »
Cette disparition subite de l’angoisse, dès qu’il est dans la proximité d’un thérapeute, va se reproduire à plusieurs reprises.
Malgré cela, il est hospitalisé et on lui fait une série d’électrochocs qui l’améliorent momentanément. Cela se passe dans les années 1945-46. Il a vingt ans. Quand il en parle, tant d’années après, sa voix tremble encore de colère et d’indignation car il ne savait pas ce qu’était l’électrochoc, on ne l’avait même pas prévenu.
Il va mieux mais peu après il est de nouveau mal ; en plus de l’angoisse, il est profondément déprimé et se sent devenir inapte à la pensée.
Il habite toujours avec ses parents, il peut encore moins les quitter puisque maintenant il est « malade ». Il hait de plus en plus son père qui est une sorte de tyran domestique, homme très cultivé, charmant avec les amis, mais odieux avec les siens et souvent méprisant avec le fils. Monsieur L subit une série d’internements, ballotté de service en service, avec des rémissions pendant lesquelles il poursuit ses études tant bien que mal, avec des hospitalisations de plus en plus mal tolérées, jusqu’à ce qu’un jour, un psychiatre lui dise : « Vous devriez faire une psychanalyse. »
Il commence à lire Freud et cela lui paraît la démarche juste pour lui.
Il avait toujours pris ses médicaments avec réticence et dès qu’il a eu la liberté de ne pas en prendre, il a cessé, car aucun ne semblait marcher avec lui. Même au cours de son analyse avec moi, il lui est arrivé d’en « essayer » ! En général, c’était pour me montrer leur inefficacité ! Après chaque tentative, il arrivait triomphant :
– J’ai eu tous les effets secondaires et aucun effet bénéfique !
– Avouez que ça vous fait plaisir de mettre les médecins en échec ! »
L’air ravi, il répondait :
– Ah oui, il faut bien avoir un pouvoir quelque part au moins. Ils l’ont assez exercé sur moi. Et puis lisez les expériences des médecins dans les camps de concentration, on n’expérimentera pas sur moi !»
GUERIR DANS L’ANALYSE OU PAR L’ANALYSE ?
Il constate qu’il faut faire la différence, pour lui, entre « guérir par l’analyse » et « guérir dans l’analyse ». Les interprétations n’ont pas de prise sur lui, mais c’est la proximité d’un analyste, si celui-ci est « ein Mensch », qui lui fait plus de bien que tous les médicaments imaginables.
En allemand et en yiddish, « Mensch » signifie un « humain », expression qu’on utilise pour dire « c’est un homme », qui peut évidemment aussi s’appliquer à une femme.
De son premier analyste, il dira :
– Il m’a sauvé la vie ».
Il ne sait pas si c’était un bon analyste ou un bon thérapeute, mais sa proximité lui ôtait l’angoisse. Pendant des mois, celui-ci l’a reçu tous les jours, parfois même le dimanche. Il garde une grande gratitude pour cet analyste dont il dira :
– C’était quelqu’un de très humain ! »
Ein Mensch, en somme. Il le quittera à l’occasion d’une longue amélioration mais assez vite, il aura des rechutes car les améliorations ne durent pas vraiment, et c’est la panoplie qui revient : angoisses intenses, sentiment d’indignité, impossibilité de penser, impression qu’il est nul, etc.
Entre temps son premier analyste meurt dans un accident de voiture et on lui indique l’adresse d’une analyste femme très connue. Il y reste sept ans et son commentaire laconique concernant cette analyse sera :
– C’était intéressant. »
D’elle il dira aussi :
– Elle m’a sauvé la vie, mais il ne se passait rien dans les séances. »
Il parlait, elle se taisait, parfois elle interprétait, mais les interprétations n’avaient aucun effet. Et chaque fois il constate :
– Ce qui me faisait du bien c’était d’y aller, d’avoir cet endroit, mais ce qu’elle disait ne me faisait aucun effet, je trouvais ça simpliste, souvent même un peu bête. Seulement quand je n’y allais pas, j’allais encore plus mal. »
Entre temps il s’est marié avec une femme protestante, il ne voulait surtout pas une femme juive, il ne voulait pas faire plaisir à sa mère. Il dit que ce qui le gênait chez sa femme, c’est qu’il la trouvait un peu bête, mais pensant que c’était névrotique, il la pousse à entreprendre une psychanalyse. Elle obtempère. Et là, surprise : il avait eu raison, elle est devenue intelligente en faisant son analyse. Même brillante ! Elle est allée chez un analyste lacanien réputé, et elle s’est mis à dévorer des livres. En plus, elle a fini son analyse avant lui. Mais, deux mois après la fin de son analyse, elle a une grande crise maniaque, devenue violente elle le bat et casse tout dans la maison. Il s’affole et la fait hospitaliser. A l’hôpital, on la met sous lithium, médicament qu’elle gardera toute sa vie. Elle supporte bien ce médicament pourtant lourd, et Monsieur L fait très attention à ce qu’elle n’oublie pas de le prendre. Elle ne travaille plus, mais supporte bien sa nouvelle vie, où elle fait de la peinture et s’occupe de son cher époux. Cette histoire, déjà ancienne au moment où il me la raconte, le laisse perplexe ! Moi aussi d’ailleurs. Car l’analyste de sa femme, bien qu’il ait été averti, ne s’est pas manifesté au moment de son hospitalisation, la laissant aux mains des psychiatres. Cela n’a pas amélioré l’opinion de Monsieur L concernant la profession de psychanalyste. De son côté, Madame L, bien tassée par le lithium, n’a pas eu envie de reprendre une autre analyse.
Lui-même, en dépit de sa maladie, en dépit des profondes dépressions et de son sentiment de dégradation, fait une carrière brillante ; il occupe un poste important dans la recherche scientifique tout en assumant une charge de professeur de Faculté. Son analyse avec cette dame réputée l’avait amené à revivre (dans son esprit à elle) tous les stades, remontant jusqu’à la vie utérine. C’est ce moment qu’elle a choisi pour lui déclarer qu’il avait terminé son analyse. En gros, elle le met à la porte… Je commence alors mon numéro et lui dis :
– Comment ? Elle met dans la rue un bébé même pas né ? »
Il rit, et parle de l’incohérence due à la confusion entre les métaphores et la réalité.
IL NE SE PASSAIT RIEN
Après cette étrange fin d’analyse, la deuxième, il se sent perdu et va très vite trouver un autre analyste. Là commence la série vraiment lacanienne.
– C’en était fini de l’humain » dit-il.
Cependant, le même verdict revient, plus ou moins sévère :
– Il ne se passait rien. Ça me faisait du bien d’avoir un endroit où aller, mais il ne se passait rien. »
Il répétait sans cesse cette plainte, au point qu’elle s’est mis à exister au même niveau que les plaintes relatives à son humeur mélancolique et ses impossibilités de travailler. Alors que dans les premières analyses il se sentait au moins en sécurité, même si les interprétations étaient sans effet, là il n’a même plus cette sécurité. Les séances sont plus courtes, les analystes sont moins « gentils », il va de plus en plus mal. Après quelques années, il change encore d’analyste : ça va de mal en pis. Jusqu’à ce dernier analyste, le cinquième, celui-là totalement mutique. A tel point que Monsieur L se demande si seulement l’analyste écoutait, ou s’il dormait. A ce moment-là, il décide d’y mettre un terme. Il décide de le quitter de son propre chef. C’est la première fois qu’il interrompt une analyse, les autres fois il avait attendu qu’on lui dise quelque chose ou bien qu’une hospitalisation vienne les interrompre. Ce dernier analyste mutique ouvrira quand même la bouche à la dernière séance, voyant que son patient est décidé à le quitter, pour lui suggérer d’essayer une analyse en allemand, et c’est lui qui lui donnera mon nom.
Voilà en résumé l’histoire qu’il m’a fait de son parcours de combattant du champ analytique.
LA DE-PSYCHANALYSE
Quand il arrive chez moi, il veut tout de suite s’allonger sur le divan. Je m’y oppose énergiquement !
– Non, vous avez assez donné dans le rituel ! »
Cela l’étonne, mais ne lui déplait pas. Il restera en face à face.
Il est très déprimé et se plaint de n’avoir envie de rien, et surtout de ne pas pouvoir penser, donner ses cours ni faire de la recherche. Il reste des journées entières prostré, s’insultant lui-même de sa nullité.
Au cours d’une séance, alors qu’il me parle, je le regarde et je trouve qu’il est un très bel homme, très séduisant, avec une voix grave, un visage aux traits réguliers et virils. En même temps, je me surprends à me dire qu’il n’est pas très sexuel, qu’il ne fait « homme » malgré sa beauté et qu’il ne dégage pas vraiment de virilité, sans avoir rien d’efféminé. A ce moment précis, je l’entends dire :
– Vous savez, il faut que je vous dise quelque chose : je suis frigide. Je n’ai aucun problème de puissance, mais je n’ai pas d’orgasme, je ne sens rien. »
Je suis sidérée de la coïncidence de nos pensées. Une façon insolite d’être sur la même longueur d’onde !
Il ajoute qu’il est un bon amant, parce qu’il peut tenir longtemps et bien faire jouir les femmes, mais que lui, il n’a joui qu’avec deux femmes, et il y longtemps de cela.
La première fois, c’était tout de suite après la guerre, ou pendant la guerre (il n’arrivait pas à être plus précis), c’était une jeune réfugiée comme lui, une femme de l’Est, une belle rousse, il en était amoureux, ils ont fait l’amour et il n’avait pas eu de problèmes pour jouir. Il l’a amenée chez ses parents mais sa mère a tout fait pour qu’il la quitte, car selon elle, c’était une femme légère. Il a fini par céder et rompre.
– Une histoire fracassée » disait-il.
Il avait joui une autre fois, c’était beaucoup plus tard, une rencontre de passage avec une prostituée, encore une rousse flamboyante, mais là il n’y avait pas eu d’amour. C’est surtout la première femme qui avait laissé le souvenir d’un moment de bonheur et le regret de s’être laissé faire par sa mère. Il prétendait n’avoir jamais pu jouir avec sa femme qui, bien que n’étant pas rousse, était une femme très belle, qu’il aimait. Il l’aimait surtout depuis qu’elle était devenue intelligente suite à son analyse, et elle était très amoureuse de lui. Evidemment, il était conscient que c’était cher payé puisqu’elle restait sous lithium, et il avait eu très peur lors de son explosion de violence.
Pendant longtemps, je n’ai pas pu savoir si la première crise de panique de Monsieur L était en rapport avec sa première histoire d’amour, « fracassée » ou non, car la rupture avait eu lieu à peu près à la même période, peu après la fin de la guerre. Il n’y avait rien à faire, cet épisode restait dans un grand flou, comme atemporelle.
Il disait qu’il faisait quand même l’amour assez souvent avec sa femme, qu’il aimait ça, qu’il en éprouvait le besoin, mais qu’il n’avait pas d’orgasme. Cela évoquait une hystérie masculine. Mais une fois qu’on a dit ça, qu’est ce qu’on fait ? Parfois une femme lui plaisait dans un café, mais il abandonnait toute idée de chercher du plaisir et de passer à l’acte.
Au point où j’en suis de cet exposé, on peut dire que tout cela ressemble à un compte-rendu d’une analyse ou d’une thérapie classique. Or, ce qui n’était pas du tout « classique », c’était notre façon d’être ensemble.
D’abord nous parlions « ensemble ».
D’emblée, je me suis dit qu’il ne fallait pas tomber dans la monotonie du monologue. L’un et l’autre nous étions attentifs à l’ambiance, la Stimmung. En d’autres termes, à la tonalité affective. C’est avec lui que j’ai commencé à m’apercevoir qu’il y avait une distinction entre « lien » et « transfert ». Ce qui « marchait » c’était le lien, un lien actuel nourri d’autre chose que de références au passé, même si on l’invoquait sans cesse.
Il arrivait souvent très déprimé, mais s’en allait presque toujours mieux, on riait beaucoup, les séances n’étaient pas tristes. Je parlais beaucoup, on discutait, il me parlait des livres qu’il aimait, et me conseillait des livres à lire. Il disait qu’il aimait bien venir, que ça le changeait des analystes qu’il avait eus jusqu’à présent, avec lesquels il avait eu l’impression de jouer un jeu, où le rituel avait pris le pas sur la relation vraie.
En général, il arrivait avec un air sinistre, puis s’animait au cours de la séance. On parlait aussi de politique. Ça le passionnait, je le sentais vivant. Il se plaignait en disant que les discussions politiques lui manquaient, mais à cause de ses dépressions, il se privait de fréquenter des amis avec qui parler.
L’EVENEMENT DU MIROIR : L’ENFANT FOU
Un jour, il est arrivé avec un air encore plus sinistre que d’habitude. D’une façon théâtrale, je lui demande :
– Qu’est ce qui vous arrive ? Qui est mort ? »
Il est étonné, et dit :
– Mais personne. Pourquoi ?
– Mais vous faites une tête d’enterrement, comme si vous deviez m’annoncer la mort de quelqu’un. »
Je l’avais dit sans aucune préméditation. Il a l’air incrédule. Je lui dis :
– Vous voulez voir ? Je vais vous donner un miroir. »
Surpris, il me dit :
– Mais je ne me regarde jamais dans un miroir, je ne peux pas.
– Comment ? Et vous n’en avez jamais parlé ? »
Non seulement il ne m’en avait pas parlé, mais il ne l’avait jamais mentionné à aucun de ses analystes précédents.
– Personne ne me l’a demandé. »
Sans attendre la réponse, je me lève et je lui tends un petit miroir qui est dans mon bureau sur la cheminée. Il le prend, le met devant son visage, d’assez près, il se regarde, longuement, en silence. Je n’interviens pas. Ça dure un très long moment. Puis il lève la tête et me regarde avec un large sourire, comme je ne lui en avais jamais vu.
– Alors ? »
L’air ravi, il dit :
– Ça ne se voit pas.
– Qu’est ce qui ne se voit pas ?
– Que je suis fou ! »
Je reste sidérée. Et puis on éclate de rire tous les deux. Un moment magique était passé. Mais moi, stakhanoviste, j’insiste :
– Qu’est ce que c’est que cette histoire ? Depuis quand est-ce que vous ne vous regardez plus dans un miroir ? Comment vous vous rasez le matin ? Et quand vous vous voyez par hasard dans un miroir, comment vous faites… »
Je le bombarde littéralement !
Il esquive, répond d’une petite voix :
– Le matin je me rase sans me regarder, je jette un coup d’œil en biais, mais très vite. »
Alors je me fâche :
– Je ne vous lâcherai pas avant qu’on ait trouvé, je ne vous laisse pas repartir comme ça, vous vous moquez du monde ! »
Je crie, je m’énerve, au diable la neutralité bienveillante, il n’allait pas rester encore quarante ans sans bouger !
L’HISTOIRE DE LA PEUR
La mémoire lui revient peu à peu. Je ne le lâche pas. Cela prendra plusieurs séances.
– Ah mais si… Il y a bien eu une histoire de miroir, quand j’étais petit, en Allemagne. Pendant une époque, il fallait que je fasse des grimaces, c’était plus fort que moi. Mon père se mettait en colère, il me disait « Arrête tes grimaces, tu as l’air d’un fou. » »
Il le dit en allemand. Il imite la voix de son père en colère, il crie :
– Hör auf mit deinem blöden Grinsen, Du siehst aus wie ein verrückter ».
Grinsen, en allemand, veut dire à la fois grimacer et rire comme un idiot. Il poursuit :
– Dans la salle à manger j’étais assis en face de mon père, et juste derrière mon père il y avait un miroir accroché au mur, au-dessus de sa tête. Au lieu de regarder mon père, je me regardais dans la glace et je faisais des grimaces. Mon père se fâchait. C’était plus fort que moi, il fallait que je fasse des grimaces. J’avais moins peur quand je faisais ça. »
On peut noter ici un curieux dispositif, où l’image du visage réel de son père faisait cache-cache avec son propre visage grimaçant dans le miroir.
– Vous aviez peur ?
– Ah oui, j’avais peur, à cette époque j’avais tout le temps peur. J’avais peur de tout, surtout de mon grand père. »
Ce grand-père était rabbin. Il raconte :
– Mon père avait eu très peur de son père quand il était enfant, il me l’avait dit plus tard, il avait été beaucoup battu par son père. Mais il me disait toujours que son père avait raison, qu’il avait raison en tout, puisqu’il était rabbin. Dans cette salle à manger où je faisais des grimaces dans la glace, il y avait une bosse dans le parquet à côté de la table, j’étais sûr que le grand-père était caché dessous et qu’il nous espionnait, qu’il nous surveillait tout le temps. En fait il ne vivait pas avec nous, mais il était là tout le temps. »
Il y a ici une intrication de trois générations d’hommes qui transmettent la peur, et au travers de la peur, peur de quoi ?
Je lui demande ce qu’il pense de tout cela maintenant.
Il répond :
– Je pense que j’étais un enfant fou. »
Moi je pense que dans cette histoire, en effet, quelqu’un était fou de peur.
Cette séance avait été très longue.
Au moment de me quitter ce jour-là, il me dit :
– Aujourd’hui, il s’est passé quelque chose. »
Qu’est-ce que j’avais fait là ? Eh bien, comme le disait si bien Ferenczi, j’avais répété le crime ! Au moment même où je crie et me mets en colère, j’ai conscience que je suis agie, ou que j’agis, je ne sais pas quel « crime », mais je sais que je suis prise dans une répétition dont j’ignore le sens.
Sans savoir pourquoi je l’avais forcé à se regarder dans la glace. Si j’ai pu faire cet acte de violence, c’est parce que nous avions une relation de très grande confiance, et qu’a pu s’insérer un fragment d’analyse de transfert, mais d’un transfert « inversé ». J’appelle « transfert inversé » ces moments de l’analyse où c’est l’analyste qui a répété, et en se rendant compte qu’il répète, fait échouer la répétition. Moi-même je l’avais obligé à se regarder dans la glace, là où son père le lui interdisait.
L’analyse s’est poursuivie, et on a encore reparlé de cette scène. Il pouvait après cela se regarder dans le miroir, il y prenait même un certain plaisir. Ce moment est resté comme un moment charnière, et nous y sommes souvent revenus. On a reparlé de son père et de la terreur que celui-ci avait eu de son propre père.
Le temps a passé et après ce premier moment fort, j’isole un autre moment également très marquant dans cette analyse.
L’AVEU
Il me dit un jour :
– Je vais vous faire un aveu : les années de guerre ont été les seules années heureuses de ma vie. Je me suis senti libre, bien que caché. Mes parents étaient au loin, ma mère ne me submergeait pas avec son angoisse, mon père était neutralisé, et moi je faisais ce que je voulais. Je savais que si on m’attrapait je risquais la mort, mais en attendant c’était la belle vie, la vraie liberté et l’impression que ma vie servait à quelque chose, même si je ne faisais que porter du courrier pour les résistants. J’avais des copains et il y avait aussi des filles. »
En somme il n’attendait pas passivement la mort.
Mais cet « aveu » ne vient pas n’importe quand. A un moment donné, il reparle de son père et de la haine qu’il avait éprouvé pour lui. Il dit :
– Mais c’est normal, c’est l’Œdipe ! »
Là je me fâche et lui dis que je ne veux pas entendre ce genre de sornettes, que ça c’est bon pour faire marcher les analystes. Que c’était des stupidités. Je veux qu’on essaye de comprendre qui était son père, je voulais qu’on pense vraiment à lui.
Il me dit brutalement :
– Mon père était un pervers. »
Je le pousse encore, il poursuit :
– Il prenait plaisir quand j’avais peur, ça le faisait jouir. Et puis non, non, il était lui aussi un enfant terrorisé par son propre père, un tyran.
– Et ça, c’est de l’Œdipe ? »
Il répond très vite :
– Non, ça ce sont des secrets de famille. »
Et pourquoi pense-t-il qu’il était pervers, son père ?
– Parce qu’il mentait. Il disait toujours que son père avait raison, même quand il frappait. Il disait que son père était rabbin et qu’un rabbin a toujours raison. »
A propos de ce grand-père mort en déportation, il dira :
– Moi je pense que mon père était content de ça, mais ça, il ne pouvait pas l’avouer. »
Plus tard, il ajoutera qu’il avait parfois regretté que son propre père n’ait pas été arrêté par la Gestapo.
En fin de compte, il y avait une histoire de peur transmise de père en fils, mais en dernière analyse, que savions-nous des raisons de la tyrannie du grand-père, ce tyran premier, englouti dans les camps ? Qui nous parlera des raisons de sa peur à lui ? Sans doute les livres d’Histoire.
J’apprends, chemin faisant, qu’au cours de ces quarante années d’analyse, il n’avait jamais parlé de la guerre. Ni de rien de « tout cela ». Il pensait que ça n’avait rien à voir avec la psychanalyse. C’est parce que je l’avais interrogé qu’il avait raconté. Aucun des analystes qu’il avait vus ne lui avaient posé des questions. Un analyste, un vrai, ne pose pas de questions…
… Peu à peu, les souvenirs se mettent en place. Ce ne sont pas des souvenirs précis, mais des sensations, des atmosphères de la période précédant la guerre. Il pense qu’il avait été un enfant fou. Il répétait :
– J’avais tout le temps peur. »
Brusquement je me dis, et je le lui dis en même temps :
– Vous n’étiez pas si fou que ça ! Il y avait de quoi avoir peur, vous étiez vraiment surveillés ».
Ce n’était pas seulement le grand-père qui contrôlait tout dans la tête de son fils, mais en tant que juifs, ils étaient réellement surveillés. Je me suis rendu compte après-coup à quel point le jeune garçon avait prêté son imaginaire à une réalité ambiante. La peur était tout autour, et le danger était réel.
EUPHORIE
A l’époque de cette série de séances, il a pour la première fois une petite poussée de « manie », je dirais plutôt d’euphorie. Il est joyeux. Il me fait des compliments, et un jour en partant, il me dit :
– J’ai envie de vous appeler par votre prénom, je sais que ça ne se fait pas, mais voilà je vous le dis : Au revoir Radmila. »
Je ferme la porte, je ris, et je me vois en passant devant la glace qui est dans l’entrée : à ma stupéfaction, je constate que ce jour-là je suis rousse ! J’avais été la veille chez le coiffeur et j’avais demandé qu’il me fasse une couleur un peu plus soutenue que d’habitude, avec une nuance de roux… Demande satisfaite au-delà de tout espoir ! Ou non ?
Une singularité s’actualise, le rouge, fait lien entre politique et privé, le sexe et la guerre. Enfin le signifiant nous a visités…
Il revient à la prochaine séance et dit d’emblée :
– Il s’était passé quelque chose la dernière fois, j’étais très en forme en vous quittant… En sortant je suis allé au café et j’ai regardé les femmes, et j’ai eu envie de m’inscrire au Parti Socialiste, non, plutôt un parti libertaire ! Combien de fois j’ai eu envie de quitter ma femme, à qui je n’ai rien à reprocher sauf qu’elle m’enferme dans un mode de vie bourgeois qui ne me va pas, elle est toujours amoureuse de moi, mais moi je ne peux pas me satisfaire de cela. J’aurais aimé vivre plus libre, une vie de bohème, une vie avec plus de politique, mais mon père me disait toujours que chez les juifs on ne divorce pas et on ne trompe pas sa femme. Après sa mort, j’ai trouvé des preuves qu’il avait trompé ma mère. Il avait fait tout ça par peur de son père et par fidélité à la judéité. Maintenant c’est trop tard, je suis trop vieux. »
Je lui fais un commentaire sur la séance précédente, il me dit :
– Sachez que vous ne ressemblez pas du tout à ma mère ! »
Il prend l’air comique :
– Il ne faut pas abuser de l’Œdipe. »
On rit. Depuis que la guerre est entrée dans les séances, nous sommes plus légers, l’un et l’autre.
Par la suite, il me demandera de lui raconter où j’avais passé la guerre. Il me pose des questions, je réponds. Je lui raconte. On avait, à quelques années près, parcouru les mêmes territoires, comme lui, j’avais entendu parler l’allemand enfant, j’avais écouté les discours d’Hitler, et tous les deux on pouvait en imiter les hurlements dans la langue. Et en dépit de tout cela, tous les deux nous avions l’amour de cette langue. Il me dit que ça lui faisait du bien de parler « avec quelqu’un », et non pas de parler « à quelqu’un », comme avant, quand on lui avait dit en l’envoyant en analyse : « Il faut que tu parles à quelqu’un ». Et c’est pour ça que rien n’arrivait jamais : il fallait parler avec quelqu’un. Il insiste sur le fait que ce qui le soignait, c’était l’élément humain, quand il se passait quelque chose entre deux humains. Quand quelque chose arrivait dans une séance. Il ne dit pas séance, il dit « Zusammensein ». Ça n’existe pas en français. Ça veut dire « être ensemble », en un seul mot.
C’est à ce moment-là, et seulement là, que nous arrivons à situer dans la chronologie son histoire avec la fille rousse, avec laquelle il n’avait pas été frigide, son grand amour. En fait, il l’avait connu quand il était caché, pendant la guerre, car elle aussi se cachait, elle était étrangère et travaillait dans le même réseau de résistants que lui. Elle était un peu plus âgée que lui. Avec elle, il avait vaincu la peur, non du père ou du grand-père, mais des Allemands. Ils étaient ensemble dans la lutte contre cette peur-là. Il se trouve qu’elle était belle… et « rouge » de surcroît.
Si cette jeune femme rousse avait été si importante pour lui, c’est parce qu’il avait été un homme face à elle, un homme dans la résistance, dans un environnement de guerre. Il fallait qu’il retrouve avec moi la guerre et j’ai rejoué un peu la fille rousse. En allemand, rousse se dit « rothaarig », cheveux rouges. Le rouge de la gauche comme emblème d’une femme qui l’avait fait jouir. C’était normal de jouir. Ce qui ne l’était pas, c’est de ne plus pouvoir. Sa mère et son père avaient interdit la fille rouge, elle avait été interdite, et lui s’était laissé faire. Il avait perdu sa place d’homme libre, et aucune femme ne pouvait plus la lui rendre si elle n’arborait quelque signe de cette liberté politique. Car la liberté perdue n’avait pas été une liberté privée, elle était politique.
C’est pourquoi les interprétations œdipiennes avaient échoué, elles n’avaient pas de sens.
Il m’a offert le roman de Joseph Roth (Roth = rouge), La marche de Radetzki. Et on a parlé du fait que ce roman, qui décrit le déclin de l’Empire Austro-Hongrois, était tout à fait contemporain de Freud dont les idées étaient nées en même temps que se jouait l’histoire que décrit ce roman. On avait fait la connexion entre le roman d’une vie et la psychanalyse.
Il me dit :
– Quand je vais mieux, je me dis que vous m’avez dé-psychanalysé. Depuis le début de ma maladie, j’allais mieux dès que j’entrais dans la salle d’attente d’un psychanalyste ou d’un psychiatre, parce je me sentais protégé, mais après il ne se passait rien dans les séances. »
Il commençait à aller vraiment mieux, et puis de temps en temps des rechutes survenaient, toujours avec ce sentiment qu’il n’y avait plus rien à faire, que pour beaucoup de choses, il était trop tard. Aucune analyse ne se déroule linéairement. Il a eu encore des moments difficiles.
Certes les histoires de guerre, l’Histoire qui percute l’histoire singulière, ne suffisent pas à tout expliquer. Dans le cas de Monsieur L, il y avait tout un pan plus archaïque à explorer concernant son besoin d’un contenant psychique fiable. Mais je ne peux pas traiter ici tous les aspects posés par cette analyse.
RECHUTES
Et puis il a eu une grave rechute de dépression quand est venu le moment d’envisager sa retraite de la Faculté. Il disait qu’il n’avait rien fait dans sa vie de scientifique, ce qui était objectivement faux. Ce qu’il aimait le mieux c’était le contact avec ses étudiants. Il disait volontiers qu’il était plus thérapeute que professeur, ils venaient tous lui parler quand ils avaient des problèmes, et il se reconnaissait là une véritable compétence. Je lui dis :
– Oui, vous avez fait plus d’analyse que la plupart des analystes, plus qu’une didactique ! »
Quand il allait mal, il s’enfermait chez lui, et criait très fort, les voisins pouvaient l’entendre : « Du bist eine Scheisse, Ich bin eine Scheisse ! » (Tu es une merde, je suis une merde.)
– A qui vous dites cela ? »
On avait essayé de dire qu’il disait ça à son père, mais ça restait sans effet.
Je lui rappelle que c’est exactement ce que les Allemands disaient aux détenus dans les camps de concentration.
– Ah oui, c’est ce qu’ils auraient dit à mon père s’il avait été pris. »
Avec cette variante politique et sadique vis-à-vis de son père, ça fait du sens pour lui. Il disait aussi :
– Si mon père n’avait pas été juif, il aurait été nazi. »
LA DESINTRICATION
Il me dit pour la nième fois :
– Vous savez pour moi c’est ça une analyse : quand il se passe quelque chose. »
Il le dit en allemand : « Wenn sich etwas erreignet. » Quand il arrive quelque chose. Erreignis veut dire « événement ». Seul l’événement pouvait le sortir du ressassement mélancolique et de l’interdit de tout accès au plaisir. Dans sa famille, quand on est juif, on ne fait pas des expériences pour le seul plaisir de se sentir vivre. On obéit aux principes imposés par les morts, des morts auxquels on doit obéir par fidélité, pour ne pas les tuer une deuxième fois, or ce n’était pas l’envie de tuer qui lui manquait. Seulement voilà, il ne s’agissait pas de tuer le père, pas seulement le père. Il y avait intrication entre l’histoire familiale et l’Histoire tout court, entre l’objet de terreur du père et la terreur du monde nazi. Dans l’économie psychique de cet enfant, les peurs se sont superposées. Ensuite, tout est devenu « nazi ». Alors le nazi, il est où ? La réponse :
– Heureusement qu’on n’a pas eu d’enfants avec ma femme… Bon on n’a pas fait exprès, ce n’est pas venu, et ni ma femme ni moi-même, on n’a voulu recourir à la médecine. Peut-être que j’aurais aussi été un père nazi ? »
Je lui dis alors qu’il fait un usage trop facile du mot nazi. Son père était peut-être un tyran, mais laissons les nazis là où ils étaient. A ceci près que quand lui était petit en Allemagne, en effet ça pouvait se confondre. Il n’avait pas pu faire la différence entre la peur de l’intérieur et la peur de l’extérieur.
Je lui dis :
– Vous n’étiez pas si fou que ça. Sauf que vous étiez enfant, et on ne vous avait pas dit que votre famille était en effet surveillée et en danger, parce que tous les juifs l’étaient à ce moment en Allemagne. Alors dans votre tête d’enfant, vous l’avez mis sous le parquet, comme on cache les micros. Vous avez confondu la peur du grand-père et la peur réelle dont souffraient vos parents des nazis, qui vous ont fait partir d’Allemagne. Mais tout ce qui fait peur n’est pas nazi, et on peut aussi avoir envie de tuer sans être soi-même un nazi. »
LE RETOUR
Je ne peux que donner ici un résumé de ce que furent en fait des dialogues, des discussions, des accords et désaccords ; en somme une espèce de voyage à deux dans les événements de l’Histoire et les événements psychiques. Dans les intervalles, il parlait de sa vie actuelle, de son travail et de sa vie affective, et puis, pour ne pas perdre la main, il se lamentait.
Peu après ces désintrications de personnages et de situations, s’est posée la question pour lui d’un voyage en Allemagne. Il était invité à un colloque à Berlin, sa ville natale.
Il était à ce moment-là un scientifique reconnu, et il avait souvent été invité à des colloques, il s’y rendait ou non selon ses états psychiques. Les longues années d’analyse lui avaient malgré tout permis de faire des études brillantes, puis de travailler et d’enseigner, même s’il devait de temps en temps interrompre ses activités pour des hospitalisations. Malgré ses nombreux séjours à l’étranger, il n’était jamais retourné en Allemagne depuis son enfance. Il ne veut toujours pas y aller, mais je sens que cette fois-ci il n’est plus très sûr de son refus. J’insiste, je le pousse à s’y rendre. Jusqu’à la dernière minute, j’entendrais des jérémiades, des plaintes sur son incapacité à produire, à parler en public, le manque d’intérêt de ses idées, etc.
Finalement il part. Et revient… triomphant ! Et il raconte.
Un bain de sang : un événement imaginaire, un événement psychique réel
– J’étais très mal, très angoissé, comme aux pires moments, je me sentais nul, incapable de parler en public, j’avais envi de m’enfuir, et puis il a fallu y aller. Quand je me suis retrouvé en haut de l’estrade et que c’était mon tour de prendre la parole, j’ai regardé la salle. C’était plein d’Allemands. Et subitement je me suis imaginé là avec une mitraillette à la main et j’ai tiré dans le tas. Pan Pan Pan Pan Pan ! Un bain de sang ! Ce fut l’affaire d’un instant ! C’était fulgurant, pas prémédité du tout. Mais violent, violent : un massacre ! J’ai senti toute ma haine, toute ma rage. Je pense que personne ne s’en est rendu compte. Je n’ai pas fait de mouvements visibles, ou si peu. Mais mentalement, j’ai fait tous les gestes du tueur. Après j’ai ressenti un grand calme, j’étais très à l’aise. J’ai fait ma conférence tranquille, sans regarder mes notes, pas du tout comme d’habitude. Je crois que j’ai été brillant. En tout cas j’ai été très applaudi. Bizarre non ? Depuis je me sens bien. Ah, si vous saviez comme j’ai ri ensuite. J’ai ri tout seul. Comme un idiot. Il n’y a qu’ici que je peux le raconter. Et puis je me suis fait des grimaces dans la glace de ma chambre d’hôtel. Exprès, et j’ai encore ri. Comme quand j’étais petit, sauf que je n’avais plus peur. »
Et il ajoute :
– Je crois que là aussi il s’est passé quelque chose, un vrai événement, mais un événement juste pour moi, personne n’a rien vu. »
Je suis restée perplexe. Comment un geste imaginaire pouvait avoir un tel effet réel ? Ce qui était réel, c’est que la salle était pleine d’Allemands, ça, il ne l’avait pas halluciné ! Et ce qui était réel, c’était la fin de sa peur. En effet, cet épisode sera le début de sa sortie de la peur.
MOMENT DE LA LIBERATION
Du temps est encore passé. Il allait mieux, mais à présent il se déprimait sur tout ce temps perdu dans sa vie. Il se fâchait contre les analystes, de plus en plus il me disait qu’il fallait dé-psychanayser, pas seulement lui, mais tout le monde ! L’expression « dé-psychanalyser » est de lui. C’est au moment où nous commençons à évoquer la possibilité d’une fin de l’analyse qu’il me donne expressément l’autorisation, sans que je la lui ai demandée, de publier ce que je voulais de son histoire. Si au moins ça pouvait servir à d’autres disait-il… Et il continuait à venir. Il disait qu’il venait parce qu’il m’aimait bien, mais que l’analyse, et tout ce fatras, vraiment, il n’y croyait plus.
Comme je l’ai déjà dit, c’est au cours de cette analyse que j’ai commencé à penser la différence entre « lien » et « transfert ». Le transfert étant ce qui peut être interprétable dans une analyse, il est un concept institué de la psychanalyse ; le lien est toute la part sensible qui se passe entre deux humains, où il n’y a pas de hiérarchie de savoirs. S’il n’est pas aisé de toujours les distinguer, il est utile de pouvoir les penser séparément. Dans cette analyse, le lien a été essentiel. D’aucuns pourraient parler en termes de contact. Monsieur L avait un grand mépris pour tout ce qui était institution, qui incluait l’institution psychanalytique. Il le disait, et c’était tellement précis que je l’avais noté :
– Toute structure qui fonctionne pour elle-même est une machine fasciste. Tout humain qui se soumet au fonctionnement strict d’une machine est un fasciste en puissance. »
Est-ce que c’était de lui ou pris d’une de ses lectures, je ne saurais plus le dire. Il le disait en parlant de la recherche scientifique, de la médecine, et de la manière dont il envisageait le rapport avec ses étudiants. Je pense qu’il me demandait quelque chose en me disant cela, et que la psychanalyse faisait partie de ces interrogations concernant les machines auxquelles on peut être soumis.
Il disait aussi :
– Je peux me passer d’analyse, mais vous allez me manquer, vous, comme personne. »
Il restait.
Et puis un jour, j’ai dit cette phrase, sans me douter de l’importance qu’elle allait avoir pour lui :
– Vous en savez plus aujourd’hui sur l’analyse et sur vous-même que n’importe quel analyste. C’est à vous de jouer maintenant. Le dossier est entre vos mains. »
Un grand silence s’en ai suivi.
Puis il a répété :
– Le dossier est entre mes mains. »
Une découverte ! Il a dit :
– Ça me fait un effet de liberté. Au fond, j’ai été considéré comme un malade, mais je souffrais d’une somme de malheurs méconnus. Et même si dans mes neurones il y a quelque chose qui ne fonctionne pas comme ça devrait, je connais le trajet que ça prend. J’ai de quoi être malheureux, discrètement, pour mon compte. Mais je suis guéri de ma peur d’être fou. Ici, chez vous, ce n’est pas un asile de fous. C’est juste un asile pour apatrides. »
Il est parti peu après. Nous étions très émus l’un et l’autre, mais dignes, impeccables. Le lien n’est pas la familiarité. Il est la part sublime de notre animalité humaine.
Il m’a envoyé quelques cartes postales, puis rien.
Plus de dix ans après son départ, j’ai reçu le faire-part de sa mort envoyé par sa femme. Je lui ai écrit un mot. Puis elle a demandé à me voir, elle avait besoin de me parler. Il avait eu le projet de venir me rendre une visite amicale, mais la maladie avait été fulgurante. J’ai reçu sa femme, en-dehors du bureau où il venait, je tenais à ce que « son » lieu reste réservé et préservé d’un regard indiscret. J’ai su qu’il n’avait pas éprouvé le besoin de retourner en analyse après m’avoir quitté. Ses dernières années avaient été bonnes, sans périodes de dépression. Puis est venue la maladie. Une succession rapide de plusieurs maladies graves sans rapport évident les unes avec les autres. Une sorte de cascade vers la mort. Leur survenue brutale et l’évolution fulgurante avaient laissé les médecins perplexes. Il est mort très vite, à la grande consternation du corps médical. Jusqu’à la fin, il avait tenu la médecine en échec.
Ce fut une longue histoire, dont je ne restitue bien évidemment que de brefs fragments. En dépit des simplifications qu’un tel exercice impose, j’espère avoir pu montrer les transmutations de la peur, qui se transmet et qui voyage sous forme d’angoisse, qui rend fous les fils et contamine les conjoints. La peur est une émotion anticipatrice, elle met le sujet dans l’attente du pire. L’attente s’arrête quand il y a une rencontre. L’événement arrête la répétition. Il n’y a pas d’attente du nouveau, c’est ce que l’on croit, mais l’attente est anticipation du retour du même. L’événement, donc l’inattendu, arrête cette attente sans la combler, elle devient simplement inadéquate et caduque.
L’événement dans l’analyse produit un objet psychique.
Il en est ainsi de l’insomniaque pour qui le sommeil – objet psychique – est un objet d’attente qu’il est seul à pouvoir produire en tant qu’objet de satisfaction.
Ainsi, le mélancolique pleure un objet perdu qu’il ne connaît pas. Monsieur L attendait l’événement que lui seul pouvait « produire ». Mais il lui fallait une situation reconnaissable, et la rencontre avec un autre assez proche pour braver la peur. Tout trauma demande la participation active de l’analyste, qui descend avec le patient dans la scène traumatique comme on descend dans l’arène. Les expériences de peur et les traumas sont souvent à l’origine de la perte de liens. Et la rupture de chaque lien fait souffrir au-delà de la perte de l’objet. La relation d’objet a fait se fourvoyer l’attention des analystes sur l’objet au détriment du lien. Les points de rencontre de l’histoire familiale de Monsieur L et de l’histoire politique ont pu être liés à la mienne dans le dialogue. Ainsi on a créé des situations signifiantes pour accueillir ou produire un événement psychique.
La peur est une anticipation d’une destruction annoncée. L’histoire de Monsieur L. est une histoire de traumas trans-générationnels. L’enfant fou est devenu le porteur des peurs croisées, anticipation imaginaire et parfaitement adaptée à une réalité menaçante et inexpliquée. Alors un jour, jour de paix revenue, l’attente est revenue aussi, qui s’est emparée du sujet. La paix n’a pas été signée par lui, car il n’a pas pris part à la victoire. Il n’y a de victoire pour lui que si son corps éprouve des intensités au travers d’un geste vengeur. C’est donc dans le geste vengeur qu’il retrouve la paix car il cesse d’attendre. Il n’est pas fou, il sait que sa « tuerie » a été imaginaire, mais il a enfin vu à l’œuvre sa propre haine et son désir de vengeance. Il n’attend plus l’événement, c’est lui qui l’a créé pour son propre usage. Il restera encore de la culpabilité à l’état libre. Sa frigidité, dont il ne se plaignait plus, avait-elle disparu entre temps ? Je ne l’ai pas interrogé à ce sujet, elle semble avoir été un prix raisonnable qu’il avait payé comme droit à la survie.
Monsieur L aurait pu, à plusieurs reprises, se suicider. Il n’en a pas été loin. Dans cet ordre d’idées, je me suis demandé si l’arrivée en cascade de ses maladies « inexplicables », par leur soudaineté et leur ampleur, n’avait pas été un équivalent du suicide repoussé par l’analyse, mais resté comme « réserve de réel », et gardé par-devers tous en sourdine, jusqu’à ce que le corps n’en puisse plus.
Voilà pourquoi il m’a fallu au moins deux axes pour construire cette histoire. Le premier est la peur, avec l’attente du désastre qu’elle implique, le deuxième est la quête de l’événement, paradoxe qui retardait d’autant sa survenue que celui-ci ne peut être qu’inattendu. Mais Monsieur L savait que seule l’intensité de l’événement, de cet énoncé, « Il est arrivé quelque chose », pouvait mettre en échec et apaiser l’émotion anticipatrice qu’était sa peur.
CAUCHEMAR : IL EST ARRIVE QUELQUE CHOSE
Alors que j’étais en train de repenser à cette histoire et de relire quelques notes pour préparer mon exposé, j’ai fait un rêve, ou plutôt un étrange cauchemar. J’en fais très rarement. Je vais vous le raconter, bien que cela ne fasse pas partie des usages en cours dans la psychanalyse.
Je suis chez moi, à Paris, un appartement qui ne ressemble pas au mien, mais je sais que je suis chez moi. Il y a du monde, des amis, certains mangent, d’autres sont dispersés par petits groupes et discutent. Tout ce petit monde a l’air de s’y plaire et n’est pas pressé de partir. Moi je sais que dans la soirée je dois prendre l’avion pour aller à Belgrade (la ville où je suis née). Ce sont des vacances. Mes invités ne songent pas à partir et je suis un peu embêtée parce que je ne veux pas les mettre à la porte. Mais ils m’empêchent de faire mes valises. Je finis par me décider à les faire quand même. Je m’aperçois alors que le temps file, et ça commence à m’angoisser. Personne ne fait attention à moi. Je cherche mon billet d’avion, je ne le trouve pas. Et là, ça tourne au cauchemar : tout se met à cafouiller, tout m’échappe. Une personne de ma famille vient m’aider. On ouvre des sacs à mains, je m’aperçois que plusieurs sacs ont la même fonction, que chacun est comme le sac que je porte, il y a à l’intérieur des papiers, mais un document manque toujours. Je trouve de vieux billets d’avion mais pas celui que je cherche. Le temps file, s’accélère. Je sens presque physiquement comment il m’échappe. La nuit tombe et je dois me rendre à l’évidence : j’ai raté l’avion et je ne trouve pas le billet. Ma nièce me console et me dit (dans ma langue maternelle qu’elle est seule à parler dans mon entourage ici à Paris) : « Tu sais ce n’est pas un drame de passer un mois d’août à Paris. » Je lui dis : « Je sais, ça m’est arrivé plusieurs fois c’est même assez agréable, mais là c’est autre chose, il s’est passé quelque chose. Quelque chose de grave. Et ce n’est pas parce que j’ai raté l’avion. »
Je me réveille avec l’impression d’un événement insaisissable dans le rêve.
« Il s’est passé quelque chose », j’ai senti le temps passer, le temps irréversible et l’impossibilité de réparer une perte. Je me réveille avec la grande surprise que ça avait été un rêve. Dans ce cauchemar, car c’était un vrai cauchemar, il y avait une angoisse terrible de ne pas trouver le billet « d’avion » et de n’avoir aucune maîtrise sur le temps qui passe. J’avais donné le nom d’une ville, Belgrade, à ce qui ne pouvait se loger nulle part, puisque c’était du temps et non pas d’espace qu’était faite la perte dans mon cauchemar. Mais la localité ne portait pas un nom quelconque : outre le fait que j’y sois née (comme Monsieur L à Berlin), c’est une ville qui a été beaucoup bombardée pendant la deuxième guerre mondiale (comme Berlin), et plus récemment encore au cours de la guerre de la fin de l’ex-Yougoslavie. La conjonction Belgrade et avion n’évoque donc pas nécessairement une histoire de vacances pour moi. Tout comme le grand-père de mon patient, caché sous le parquet et qui surveillait tout, évoquait d’autres surveillances. Passages de l’angoisse privée, voire infantile, à l’autre registre, celui de l’Histoire. Ce qui me vient au réveil, ce avec quoi je suis entrée en résonance personnelle, c’est la phrase de Monsieur L : « Il est arrivé quelque chose ». L’un et l’autre nous étions enfants de ce quelque chose qui s’est passé un peu plus à l’Est de la France. Il y a des patients qui nous rejoignent dans nos souvenirs d’enfance.
Plus de dix ans après sa mort, cette histoire n’est pas terminée, parce que la guerre n’est pas finie et que se poursuit le travail souterrain de l’imaginaire singulier en phase avec les événements du monde.
L’événement nous survit et parfois cherche encore des pensées claires, des pensées pour être pensé. Tant qu’il ne les a pas trouvées, il se loge et se répète là où il peut. Il circule dans les intervalles humains, dans les rêves, les amours impossibles, les fantasmes singuliers, les actes fous, les séances d’analyse, et des récits approximatifs. Est-ce cela que nous appelons la mémoire collective ? Et si certains individus étaient des passeurs d’éclats de mémoire et leur maladie le signe distinctif de cette fonction ?
LA SEANCE RETROUVEE
J’ai retrouvé presque par hasard, après avoir rédigé ce texte et après l’avoir présenté déjà deux fois, quelques notes concernant encore Monsieur L. Ces notes contiennent la dernière séance, et le « dernier rêve », que j’avais annoté « Rêve de fin d’analyse ».
Je m’étais souvenue de nos derniers mots sur le pas de la porte, mais non du rêve lui-même. Le voici tel qu’il me l’avait raconté :
– Je suis dans le lit avec ma femme. Un très grand lit. Et au bas du lit, Zu Fuss, tête-bêche comme on dit en français, il y avait mon père.
A un moment donné je suis réveillé par un bruit qu’il fait, et je m’aperçois que c’est un gémissement, pendant qu’il se masturbe. Je me dis « ça suffit comme ça » et je lui demande de quitter le lit. Je dis que ça a assez duré et que maintenant je suis assez autonome pour me passer de lui. »
Il poursuit en disant :
– Je me suis réveillé, et le bruit du rêve, c’était ma femme à côté de moi qui ronflait ! »
Il associe : le terme qui lui est venu en allemand pour désigner la position tête-bêche dans le lit avec son père, « Zu Fuss », et dit :
– C’est comme ça qu’on disait chez nous. Je me souviens des amis de mes parents qui sont passés une fois et qui ont dormi comme ça avec nous. Ils avaient une fille de 20 ans… (Il se souvient de son nom.) Elle me disait de me retourner. »
Mais l’expression « Zu Fuss » signifie en réalité aller « à pied ».
Je n’avais pas relié, lors de cette dernière séance, la scène de son « début de maladie » dans le magasin de chaussures où il était avec son père, avec la survenue du signifiant Pied (Zu Fuss) revenu lors de sa dernière séance. En tout cas je ne l’ai pas écrit, et je ne me souviens pas non plus de l’avoir pensé.
Le pied, le père, et la fille tête-bêche, peut-être comme était la vendeuse de chaussures accroupie à ses pieds, la tête en bas de son corps… On peut faire des conjectures, des associations, mais il ne les a pas faites.
Je ne peux que noter l’étrangeté du retour de la conjonction pied et père.
Il enchaîne et dit qu’il a du mal à marcher.
– Je marche comme un petit vieux, sans causes physiologiques. »
En somme, tout est dit.
Il me dit aussi :
– Si j’avais un bilan à faire, je dirais que vous avez bien travaillé et moi pas. »
Je lui dis que l’analyse se fait à deux et qu’il fasse attention à ne pas retomber dans son manichéisme, où il se met toujours du mauvais côté.
Puis il est l’heure de se quitter. En partant il me dit :
– Vous avez l’air resplendissante. »
Je lui dis :
– Vous avez l’air pas mal aussi. »