Cruauté essentielle, besoin d’attachement et poussé de liberté

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SÉMINAIRE V.4
28 MARS 2004

RAPPEL
J’ai longuement parlé la dernière fois de la « transe » de Margaret Little, qui avait été interprétée par Winnicott par cette phrase : « Vous avez revécu votre naissance ».
Je fais ici une parenthèse : on m’a fait très justement remarquer que le terme de transe n’était pas adéquat. Non, il ne l’est pas, si l’on prend en compte la définition ethnographique de la transe, qui la distingue de la possession. Mais je garde ce terme de transe parce qu’il a un sens commun, et c’est celui-ci que je prends la liberté d’utiliser. Cela signifie simplement que le sujet « en transe » n’est pas dans un état habituel, qu’il est sous la contrainte d’un état affectif et psychomoteur, dont le contrôle et le sens lui échappent. La transe, ou la « crise », montre un état affecté du sujet, une détresse subjective pouvant prendre des allures de folie passagère. L’appellation ou le sens que l’autre donnera à cet état est un décodage, pur produit de l’époque et de la culture ambiante.
Je reviens à l’intervention de Winnicott. Je disais que c’était à la fois une interprétation « civilisatrice » et désexualisante, qui a permis à l’analyste de toucher la patiente et de lui offrir de façon active sa présence, sans être gêné par un emballement pulsionnel sexuel. Il ne faut pas oublier que cela arrive facilement. Ce qui est notable, c’est que Margaret Little n’a pas récidivé dans son acting. Et j’ai conclu la dernière fois en disant que c’était une scène imaginaire, en tant que mise en acte du Moi, que l’affect était réel et la valeur de la scène était symbolique par l’interprétation reçue.
Grâce à l’interprétation, cette scène a rompu le temps chronologique, elle s’est inscrite dans le temps cyclique des commémorations, temps humain, symbolique, différent du temps de la nature. On peut dire que dès lors que quelqu’un interrompt le temps chronologique en instaurant un temps cyclique, et qu’un fragment de vécu prend le sens d’une commémoration, il n’y a plus une réalité, mais coexistence de deux réalités, et qu’on est alors dans une construction et dans le paradoxe.
Je le répète, je ne crois pas au naturalisme de ces régressions, qu’elles aient lieu dans le cadre de l’analyse, ou de thérapies du type de rebirth ou de bio énergie, ou tout autre thérapie émotionnelle. Ce qui est convoqué, c’est un paquet d’affects qui existent, qui sont là en attente d’être réalisés dans un scénario plausible. J’attache beaucoup d’importance à la notion de « plausible », ce qui n’est pas la même chose que le vrai. Le plausible « fait office » de vrai pour le sujet à un moment donné. Ce qui est vrai, ce sont ses affects et non le scénario. Le sens donné est vraisemblable, parce qu’il désigne les affects dans un « comme si » efficace. Chaque fois, l’efficacité d’une interprétation est due à la convocation du réel de l’émotion ou de l’affect, mais l’écrin qui la supporte est une création imaginaire. Ce qui ne veut pas dire que c’est faux. C’est seulement une création après-coup et non un événement naturel. Le fait de mettre en œuvre des actions motrices, soit par l’imagination d’une représentation, soit concrètement, ajoute à l’efficacité de la mémoire affective mise à contribution. Je veux dire que le moment vécu pourra être mémorisé comme une scène du passé. L’affect qui remonte du passé sera re-entré une deuxième fois, cette fois-ci pourvu du sens attribué à ce passé construit (Edelmann). Et du coup, le passé peut chuter dans le passé, débarrassé de l’affect encombrant.
Je rappelle ce que je citais la dernière fois :

« Le passé ne peut pas être reconstruit arbitrairement parce qu’il est enraciné dans les expériences affectives ineffaçables. »(Modell)

On ne peut pas faire n’importe quelle interprétation, ni construire n’importe quel passé à partir des manifestations du présent. D’où l’importance du plausible, digne d’être cru. Le sujet reconnaît la vérité par le sentir. L’affect ne peut pas être faux. Il est.

UN AVATAR DE LA REGRESSION : REPETITION DE LA REGRESSION
Il arrive que certains patients ne s’arrêtent pas de régresser et ne trouvent pas un point de butée. Ils prennent en quelque sorte goût à la régression à la dépendance, et se mettent à la répéter et à y revenir de façon quasi compulsive. Dans ces cas, on ne s’en sort pas. Tout le monde n’a pas le génie de Winnicott ! Et l’actualisation d’une scène particulièrement vive, au lieu de faire cesser la régression, la fait s’installer. Il y a des régressions malignes, comme nous l’a rappelé Balint. Je ne reprends pas ici toutes ses réflexions concernant le défaut fondamental, mais il ne faut pas les oublier.
Quand cela se répète et perdure, on peut dire qu’il y a eu un ratage. On peut alors dire qu’il s’agit de la répétition d’une jouissance prélevée sur le retour d’une émotion qui est sortie du champ du paradoxe. Le paradoxe analytique, c’est quand un événement psychique est vrai simultanément à deux niveaux de réalité. Tel est le cas l’amour de transfert, qui est à la fois un sentiment vrai et un sentiment entièrement provoqué par la situation analytique. Quand on sort du paradoxe, il y a régression des conduites, donc comportement infantile, mais non pas régression à la dépendance à l’analyste, qui elle peut s’interpréter. Quand le paradoxe s’évanouit, il n’y a plus de différence entre la vie du dehors et la situation analytique. Ce qui est raté, dans ce cas, c’est le cadrage dans le transfert. On est alors dans le cas de figure d’une régression hors du champ de la psychanalyse, hors du transfert. Il y a seulement fixation. La régression a lieu dans la vie, même si cela a commencé dans la cure. Quand on n’est plus dans le paradoxe, on est dans une seule dimension temporelle et spatiale. Il n’y a plus de double-fond. Il n’y a plus d’effet de sens qui arrête la quête, car le sujet ne vit plus un événement psychique, mais seulement un émoi corporel qu’il sature de significations sans fin. L’analyste a raté un coche. Cela peut arriver à tout le monde, ça m’est arrivé aussi, et ce n’est pas facile à manier. S’y ajoutent probablement bien d’autres facteurs, car ce sont des situations très complexes. Il y a lieu alors de considérer la force de la contrainte interne qui empêche le changement, et empêche aussi l’abandon d’un état ou d’un objet insatisfaisant. Le patient ne peut pas tourner la page.
Si on reprend l’idée qu’il n’y a pas de régression « naturelle », qu’il s’agit d’une actualisation symbolique d’une dépendance où les affects sont vrais, je me demande alors de quoi est finalement tissée cette actualisation, et pourquoi certains en ont besoin et d’autres pas. C’est bien pour cela que j’ai fait la différence entre « Lien » et « Transfert ». L’actualisation symbolique appartient au transfert et utilise le lien. S’il s’agit de lien uniquement, alors il n’y aurait pas interprétation en terme de re-naissance, il y aurait simplement une crise d’angoisse, une demande d’amour, et l’analyste ne serait pas habilité à se substituer à une place maternelle. Il peut intervenir pour soulager une détresse mais pas comme un retour en arrière auquel il donne un sens particulier. Ainsi, bien des fois, on reçoit des manifestations affectives de personne à personne, quand par exemple on a donné « un coup de main» à un patient dans la vie. Cela arrive et ce n’est pas anti-analytique. Avec les dits psychotiques et tout névrosé dans des difficultés de vie où le réel devient écrasant, je ne vois pas comment on pourrait s’en passer.
Mais dès lors qu’on « interprète » (car toute intervention de l’analyste n’est pas une interprétation !), on est dans le champ du paradoxe et de la double réalité.

HETEROGENEITE DE L’ETOFFE : L’ENTRE-DEUX. UN ESPACE-TEMPS SPECIFIQUE AU PARADOXE.
Il se passe toutes sortes de choses dans l’espace entre analyste et analysant : il y a la voix, les paroles, les images évoquées, les affects qui circulent sous les mots, des émois du corps qui sont contagieux, des postures, des silences vides ou pleins, etc.
Les analystes « classiques » parlent en terme de « matériel ». Je n’aime pas trop ce mot, je dirais plutôt « matière » ou encore mieux, « étoffe ». De quelle étoffe est tissé l’entre-deux présences dans une analyse ? Cela varie. Et il est vrai que les paroles sont notre matière première. Mais elles ne sont pas suffisantes, elles ne sont jamais suffisantes. Nous avons besoin de nos six sens… Surtout du sixième !
En analyse, on ne traite donc pas un « matériel » homogène, ni une matière homogène, ni une étoffe homogène. Elle est faite de multiples fils et elle a des trous. Il s’agit d’une relation entre deux humains, mais cette relation n’est justement pas tissée d’éléments homogènes. On parle toujours du langage, étant entendu qu’il véhicule aussi de l’affect. Mais ce n’est pas ainsi que se passent les choses.

Beaucoup d’analysants ne peuvent pas amener l’essentiel de leur vécu et de leur pensée avec le seul langage verbal, même quand ils s’expriment très convenablement. Même, et je dirais surtout, quand ce sont des intellectuels. Certains ne peuvent pas amener à la surface les sentirs au travers du récit. En partie à cause de l’amnésie infantile – comme tout le monde -, en partie à cause de retranchements dus à toutes sortes d’interdits ou de hontes qui leur sont spécifiques. Enfin pour certains, parce qu’ils pensent essentiellement en images et ont du mal à les transmettre à l’analyste. Le corps doit s’y mettre. D’autres « somatisent » leur souffrance, sans pour autant offrir des symptômes dit somatiques. Il faut simplement que le corps exprime la mémoire et la donne à lire, ou à entendre, ou à voir, à l’analyste.
Si par exemple la « re-naissance » de Margaret Little est un sens donné à sa manifestation des spasmes et de terreur, alors je serais tentée de dire qu’il y a actualisation symbolique à partir d’un trou de l’étoffe, et que Winnicott l’a « repéré » et en quelque sorte réparé. Mais cette réparation n’est pas une réparation du passé, c’est une réparation de l’étoffe actuelle. À l’origine de ce trou, on peut supposer la poussée d’un affect important, ou d’émotions restées sans traduction au niveau des représentations. Il y a eu donc un manque de lien entre des niveaux d’intégration. Quand il y a manque de lien, il faut le fabriquer, il faut tisser, on n’est pas dans la logique de la dé-liaison qui est le propre de l’analyse « classique». Il s’agit de faire des liaisons entre les niveaux de l’émotion, de l’affect et de la représentation langagière, liaisons qui n’ont jamais existé.
Pourrait-on dire alors qu’il y a eu manque d’intégration psychique d’un affect fondamental ? Ce n’est pas seulement un manque du genre « mauvaise mère » ou environnement hostile, c’est un processus qui ne s’est pas mis en place à temps, comme par exemple un processus d’intégration des expériences de déplaisir intenses. D’autres diraient manque d’introjection. Il s’agit d’une absence de liaison sensible et pensable entre des expériences du passé et la pensée actuelle concernant un affect de base. Je vous donnerai un autre mot : « compétence ».

Cette liaison, ou ce processus d’intégration, est un fait de mémoire. On ne peut pas l’assimiler à un souvenir retrouvé, c’est plutôt comparable à une mémoire vive, en action permanente… Il y a intégration psychique quand il y a liaison entre un affect actuel qui peut « re-entrer » dans une catégorie d’affects liée à une action motrice présente ou une représentation d’action. On parle de la nécessité de l’action motrice dans l’intégration parce qu’on s’est aperçu que la perception ne se mémorisait pas sans action motrice. Donc il y a pour certains un manque au niveau d’un processus qui ne s’est pas installé. En somme, il faut que quelque chose d’imputable au passé, symboliquement imputable au passé, se vive réellement au présent, et cela doit passer par des « actes » dans la relation analysant-analyste. Ces actes, une fois vécus et reconnus par l’analyste pour leur valeur propre, peuvent être intégrés psychiquement. Intégrés psychiquement veut dire qu’ils peuvent s’inscrire dans une mémoire et faire partie des scénographies intimes. Cette intégration fera office de passé. C’est comme si ces analysants se construisaient un passé, c’est-à-dire une enfance avec l’analyste. C’est pourquoi l’analyste a l’impression de réparer. Je pense qu’il ne répare rien, sauf l’étoffe de l’entre-deux. Il fait autre chose et c’est souvent mieux : il permet de construire, et de mémoriser cette construction affectée « comme » un souvenir d’enfance.
Je veux préciser encore ceci : si la construction du passé est nécessaire pour tout le monde, tout le monde n’a pas besoin de passer par une régression à la dépendance aussi poussée. C’est toujours un passé construit, je me répète, mais ça me semble important, compte tenu des quantités de croyances qui se répandent actuellement à ce sujet. Souvent une deuxième analyse permet de faire une construction différente à partir d’un autre point de vue.
Il y a de rares cas où un fragment de passé revient avec une clarté aveuglante. Il s’agit alors de phénomènes qui n’ont rien à voir avec la régression. Ce sont plutôt des fragments traumatiques, retranchés, placardisés et restés en état, tels des corps étrangers. Des éclats de mémoire non intégrés à l’expérience vécue, telles des hallucinations. Ces éclats ont des couleurs de réel. Il reste néanmoins à construire une scénographie plausible malgré leur aveuglant réalisme.

Exemple
Un patient fumait de l’herbe tous les soirs, il ne pouvait pas s’en passer, bien qu’il le souhaitait. Sans la fumette, il n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il payait son sommeil très cher : l’herbe lui donnait des visions, des remontées d’images horribles, il visualisait des cadavres, des camps de concentration, et vivait, horrifié, un passé qui n’était pas le sien. Rien dans son histoire ne le reliait directement à ce passé-là. Ni sa famille, ni son âge, ne l’avaient mis en contact avec l’univers qu’il traversait tous les soirs, horrifié et intrigué. C’était un matériel hallucinatoire qui lui était nécessaire pour « représenter » des angoisses et des pulsions cruelles archaïques personnelles, qui n’ont pas été liées à des représentations d’un processus intégré par son propre vécu. Tous les soirs, il devait en passer par leur « expectoration psychique », et puis il pouvait ensuite dormir. Comme point d’ancrage personnel, il y avait une maigreur constitutive et angoissante. Après ces visites à l’horreur, il s’endormait comme un ange. Le recours à ces scénarii épuisait répétitivement, mais jamais définitivement (jusqu’à pouvoir être analysées) ses cruautés intimes, dans une scénographie collectivement plausible. Il ne pouvait pas s’endormir autrement. Il ne pouvait pas dormir parce qu’il devait rester « vigilant » tel un mirador pour tenir à l’écart les chiens de la détresse et de l’angoisse de mort. Son Moi ne pouvait pas se reposer. Comme c’était une personne qui vivait très à l’écart des agitations sociales, ses scénarii lui donnaient en prime (bénéfice secondaire ?) un ancrage dans l’Histoire. Ce qui veut dire que cela le reliait au monde de ses frères humains.

En revanche, on « retrouve » parfois un passé réellement horrible, dont peuvent subsister des pans entiers comme souvenirs, mais la construction reste néanmoins nécessaire, que l’on se souvienne ou pas. Et surtout, on ne se construit pas un passé avec des souvenirs uniquement personnels. Le collectif est un réservoir de plausibles intimes. Pourquoi ? Parce qu’il permet d’y loger des affects personnels pour lesquels le sujet ne trouve pas de contenant à sa disposition. Il faut un scénario « plausible » pour qu’il y ait un cadre qui contienne et donne sens à un affect ou à une poussée (Drang) fondamentale restée en jachère, qui n’a pas pu trouver d’accrochage suffisamment ferme dans le vécu propre du sujet.
Ce sont des fantasmes de prothèse qui font lien entre des fantasmes inconscients, et qui restent inconscients, et des d’émotions restées bloquées dans le corps sans parole.

CONCEPTS – AFFECTS (SENTIRS)
Les années précédentes j’avais souvent évoqué les trois instances freudiennes, le Ça, le Moi et le Surmoi. De la même façon, je leur avais fait correspondre les instances lacaniennes du Réel, de l’Imaginaire et du Symbolique, sans prétendre viser une correspondance terme à terme, puisqu’ils ne se situent pas au même niveau. Par ailleurs, ils sont régis par les deux principes freudiens, le Principe de Plaisir pour ce qui est du Ça (chaudron des pulsions selon Freud) et le Principe de Réalité pour ce qui concerne les activités du Moi, en partie sous la pression des pulsions, et en partie consacré à la fonction adaptatrice à l’environnement. Il restait le Surmoi, en quelque sorte en manque de Principe, que je me suis empressée de coiffer d’un Principe de Conception. La « Conception » va de l’invention abstraite à toute fabrication langagière, et réponde à des exigences civilisatrices.
Je ne vais pas y revenir, mais ce que je voudrais aborder, c’est ceci :
Tout ce que je viens d’énumérer – et ce n’est qu’un tout petit aperçu de l’édifice théorique de la psychanalyse – se situe justement à un niveau non observable directement. Ce qui est d’ailleurs le propre des concepts.
Or je me suis demandé s’il n’était pas possible de trouver des entités « observables » relevant du domaine du sensible, qui pouvaient faire relais entre les singularités absolues et les concepts, sans pour autant tomber dans des descriptions phénoménologiques. Je n’ai rien contre elles, mais c’est déjà fait.
En fait, je me suis demandé comment faire le lien entre les concepts et les sentirs (ou affects si vous voulez, mais ici pris au sens large). Nous avons en français cette difficulté particulière, qui est due sans doute à la richesse de la langue, d’avoir à nous départager entre les émotions, les affects et les sentiments. Or tout ceci peut être traduit en anglais par le terme « feeling », ou en allemand par le terme « Gefühl ». Freud utilisait indifféremment le terme « das Seelenleben » (la vie de l’âme) ou celui de « das Gefühlsleben » (la vie des sentiments) pour désigner la vie intérieure et la vie psychique. C’est pourquoi le terme de « sentir » me paraît plus adéquat pour désigner justement ce que l’on sent, sans pour autant devoir expliquer si c’est une émotion corporelle, ou si c’est un affect qui est censé être le représentant psychique de la pulsion. Ce regroupement en terme de « sentirs » nous évite de passer par des définitions terminologiques déjà connotées par des tensions théoriques entre les écoles de psychanalyse.
Je me suis demandé comment isoler des grands fondamentaux des sentirs humains, qui pourraient faire pont entre le sensible, l’observable et le conceptualisable.
Cette question surgit tout naturellement à partir du constat de l’existence de deux lignées analytiques. La « lignée subjectale », celle de Freud / Mélanie Klein – centrée sur le sujet, où il s’agit pour l’analyste d’interpréter essentiellement des conflits intrapsychiques -, et la lignée objectale représentée par Ferenczi / Balint / Winnicott, pour lesquels il s’agit d’interpréter la relation d’objet, l’analyste prenant inévitablement dans le tranfert la place de l’objet-mère, si possible en mieux par rapport à l’objet premier. Lacan occupe une place à part, puisqu’il introduit la notion de réel comme différent de la réalité, de même qu’il introduit l’objet (a) comme objet cause de désir différent de l’objet du besoin. Par ailleurs, il différencie l’autre, le semblable, du grand Autre, qui n’est ni à proprement parler la mère (bien qu’elle en soit le premier tenant lieu) ni le père, mais un ensemble que l’on pourrait peut-être subsumer par le terme « autrui ». Lacan ouvre ainsi un espace différent, et l’inconscient lacanien n’est pas localisable dans la vie intérieure d’un individu, il est trans-individuel sans être de groupe. D’où le signifiant lacanien qui glisse, désarrimé de son signifié premier, différent du signifiant de Saussure, espèce de pigeon voyageur entre le dedans et le dehors, entre l’un et le multiple.
C’est très intelligent mais très limité comme recours dans la clinique quotidienne, surtout celle d’aujourd’hui, car chaque théorie possède une logique qui correspond à une technique clinique.
Alors on bricole. Je suis pour le bricolage à la condition qu’il ait un minimum d’intelligence et de cohérence.
Il me semble que beaucoup d’analystes sont aujourd’hui pris dans une sorte d’assistanat au jour le jour, bien qu’ils essaient souvent de faire mieux, et ceci dans un grand inconfort intellectuel.
C’est cela qui m’a amenée à essayer de comprendre le travail sur la régression de Winnicott, et à l’interpréter autrement que comme un pur retour à une expérience « réelle » de la petite enfance, sans pour autant le stigmatiser comme le font certains. C’est pour cela aussi que la désignation d’Arnold Modell de la régression comme « d’une actualisation symbolique » me paraissait plus satisfaisante.

LES COMPETENCES DE L’ESPECE HUMAINE
Je vais donc faire un pas de plus pour la raison suivante : je trouve insatisfaisant le fait de considérer toute conduite « négative », ou d’agressivité, comme résultant uniquement d’une réaction à un mauvais objet externe, comme conséquence d’un traumatisme. Il y a chez l’humain un potentiel de cruauté (qui est bien plus que la simple agressivité réactive) appartenant à ce que j’appelle « les compétences de l’espèce humaine ». Si j’ai choisi ce terme, c’est parce qu’on est empêtré entre le pulsionnel et l’affect, et que la « compétence » nous permet davantage de prendre en compte une certaine disposition de l’humain, qui le mènera à tel ou tel type d’actes.
Ainsi le langage, par exemple, est une compétence de l’espèce humaine, sa compétence par excellence. Le petit d’homme naît avec elle, il lui faut certes un minimum d’environnement humain pour qu’elle s’actualise mais il s’agit d’une condition minimale. Nul besoin d’une suffisamment bonne mère. L’actualisation des compétences n’a rien à voir avec le fait d’être bien dans sa peau ou non, d’être heureux ou non, ni même d’être fou ou non. Si les autistes ne parlent pas, ce n’est pas parce qu’ils ont eu une mauvaise mère ni parce qu’on ne leur a pas parlé gentiment quand ils étaient petits ! Les enfants carencés ne sont pas forcément autistes, même s’ils en meurent !
Or les humains ont une compétence pour la vie en commun (sociale si vous préférez) et cela va du meilleur au pire. À quelle distance est-on censé vivre les uns par rapport aux autres ? Grande question en ces temps de démographies affolées.
Il y a ce qui nous attire les uns vers les autres, et ce qui nous repousse. Le vivre ensemble présuppose l’actualisation des compétences humaines à un niveau optimal.
Freud, et la plupart des analystes, se sont préoccupés essentiellement de l’attraction sexuelle au plan individuel, et de l’hypnose collective dans les phénomènes de masse par rapport à un chef. À mon avis cela n’épuise pas la question. Il y a traitement de l’un et l’autre, ou de l’un et le multiple. Je n’aime pas les systèmes binaires même s’ils sont à l’origine de pensées à prétention scientifique comme le structuralisme par exemple. Je préfère de loin la pensée trine.

Je vais m’appuyer sur un tripode, ou sur trois pôles qui sont une d’épure.
– Le pôle d’attraction se fonde sur le besoin d’attachement. Je rappelle que Freud n’a traité que des pulsions et n’a pas accordé d’importance à l’attachement.
– Le pôle de répulsion se fonde sur la cruauté essentielle.
– Le pôle d’autonomie relève de la poussée de liberté.
Besoin d’attachement, cruauté essentielle et poussée de liberté sont des compétences de tout humain. Elles seront plus ou moins actualisées, symbolisées ou réprimées selon les circonstances de l’environnement premier, mais aussi selon les circonstances de la vie ultérieure. Quand je dis « compétences », cela veut dire qu’elles ne relèvent pas d’un apprentissage particulier ni d’une relation d’objet spécifique. Elles ont besoin d’être normalement activées, comme c’est le cas pour le langage.
Je ne peux pas expliquer par la seule référence au vécu subjectif de la petite enfance la raison pour laquelle des gens peuvent en venir à commettre des actes de cruauté, des crimes en masse ou des « sacrifices » de leur propre vie, d’une violence inouïe. On ne peut pas tout ramener à du traumatique infantile ! Cela explique beaucoup, mais pas tout.
Bien sûr, nous avons affaire le plus souvent à de l’infantile dans nos cabinets, mais quand on voit les massacres en masse commis par une grande partie d’une population, et le petit nombre d’individus qui arrivent à s’en extraire, on est bien obligé de se dire qu’il y a autre chose que des avatars de la relation d’objet archaïque qui est en cause. Or quand j’écoute un certain nombre d’analystes parler de leur travail, je trouve qu’il y a aujourd’hui un ramollissement dans le traitement de la question de la violence, alors que dans le social nous assistons à un véritable déchaînement de celle-ci.
La tendance actuelle dans l’analyse semble vouloir expulser la problématique des conflits pulsionnels, et surtout la problématique de la Pulsion de Mort, au profit de la seule intersubjectivité, en laissant sans réponse, même théorique, le déchaînement pulsionnel dans la société.
Pour le dire très brièvement, quitte à y revenir, il me semble qu’il est important de se souvenir que le Surmoi est directement branché sur le pulsionnel (le Ça) et que les discours, entendez les discours politique et religieux, font appel au Surmoi, qui mobilise le chaudron pulsionnel au détriment de la conservation du Moi. En termes lacaniens, on peut aussi dire que le Symbolique est directement noué au Réel, et que l’Imaginaire dépend très largement des modalités du nouage Réel/Symbolique.
Les deux pôles « besoin d’attachement » et « tendance à la cruauté » se complètent et ne sont pas totalement antagonistes quand on passe de l’individuel au collectif. La seule résistance possible est le troisième pôle, et il est le plus fragile, c’est le « besoin d’autonomie » qui s’acquiert grâce à la poussée de liberté.
Ces appellations recouvrent plus ou moins les concepts analytiques, sans cependant s’y superposer de façon univoque.
Les concepts fondamentaux de la psychanalyse permettent difficilement de saisir dans la clinique les souffrances humaines, d’où ma tentative de trouver une conceptualisation qui peut davantage servir les réflexions issues de notre praxis quotidienne.

LE TRIPODE
Je pense qu’il faut revenir à l’existence des fondamentaux de l’espèce humaine qui ne dépendent pas des classifications du pathos. Ce sont des fondamentaux des compétences qui permettent le développement des pulsions et des affects singuliers.
Je pense qu’ils ne sont pas les seuls, et qu’il y a d’autres manières de les dire. Mais avec mes mots, j’ai trouvé trois modes d’organisation et de soubassement aux pathologies que nous rencontrons : le pôle d’attraction, le pôle de répulsion et le pôle de liberté.

1. Le pôle d’attraction
1-1 au plan individuel :
C’est le « Besoin d’attachement » du nouveau-né à sa mère ou à tout tenant-lieu. Comme l’a déjà montré Loup Verlet il y a longtemps, et grâce à Winnicott, on sait qu’il y a deux fonctions maternelles : celle d’être la « séductrice » pulsionnelle qui satisfait les pulsions (orales pour l’essentielle), et celle d’être la mère qui calme et qui permet à l’enfant de s’attacher et de se sentir en sécurité, fonction que l’on a tendance à négliger. Je rappelle que cette notion d’attachement nous vient de Bowlby.
Or Freud et les freudiens orthodoxes, de même que les kleiniens et les lacaniens, ne tiennent pas compte de l’importance de l’attachement qui n’est pas la satisfaction pulsionnelle. Pourtant c’est bien un besoin vital, et il perdure toute la vie en se modifiant, en se déplaçant. On sait combien de couples se cassent la figure seulement parce que l’un des deux est un infirme du côté de la capacité d’exprimer la tendresse (qui n’est pas une sublimation de la pulsion sexuelle !). Le besoin d’être rassuré ne trouve pas son compte dans la satisfaction pulsionnelle. Il y a l’attachement, comme on l’a vu, mais dès lors que nous sommes dans le champ du pulsionnel ou du besoin, on ne parle plus que de satisfaction ou d’insatisfaction. L’attente de la satisfaction peut être un peu prolongée par des manœuvres qui sollicitent l’attachement, mais cela a des limites.
Il y a une expérience célèbre (évoquée par Loup Verlet) qui met un jeune primate en présence de deux mères, une qui donne à manger (elle est pourvue d’un biberon) et une qui est en chiffon, à laquelle le petit peut s’agripper et dans laquelle il peut se lover. Le petit abandonne sa mère de chiffon dès qu’il a faim et va vers sa mère de besoin, qui a le biberon, auprès de laquelle il reste très peu de temps. Dès que sa faim est apaisée, il revient aussitôt auprès de la mère d’attachement avec laquelle il passe la majeure partie de son temps.
L’humain est un être d’attachement autant que de nécessité pulsionnelle.
L’humain est adoptable, toujours adoptable par un autre humain, quel que soit son sexe, son âge ou sa race, pourvu que cet autre lui procure le sentiment de sécurité élémentaire. Sans elle, même le besoin ne peut être satisfait.
Repensons à ce que je disais de Winnicott qui, en interprétant la « scène » de Margaret Little comme une reviviscence de la naissance sans tenir compte de la composante érotique de ses manifestations, a fait un acte civilisateur, en apaisant la violence pulsionnelle, en l’adoptant.

1-2 Attachement – sécurité au plan collectif 

Tout ce que nous observons quand nous décrivons les rapports d’un nouveau-né avec sa mère par exemple, nous ne pouvons le faire que parce que cela existe déjà en tant que compétences de l’espèce. C’est un truisme, mais on n’y pense pas assez. On ne va pas de l’individuel au collectif, on va de l’espèce à l’individuel observable, que l’on retrouve à son tour modifié au niveau du groupe. Le besoin d’attachement s’observe parce qu’il y a d’abord la poussée dans l’appartenance à l’espèce humaine. Cela n’est pas observable tel quel le plus souvent. Il faut des conditions exceptionnelles pour que ce besoin devienne patent. Robert Antelme dans son livre, L’espèce humaine, l’a décrit : lorsque les SS voulaient réduire les prisonniers dans les camps à l’état d’animal en leur enjoignant de manger des épluchures de pomme de terre comme des porcs, leur souci était de rester des hommes. Même s’ils devaient manger des épluchures de pomme de terre, ils le faisaient en humains et non comme des animaux. Actuellement – et nous sommes privilégiés pour l’observer – cela se manifeste par le besoin d’appartenir à un groupe, ou encore à une communauté soudée par un idéal commun, qui fait corps orthopédique idéal pour tout un chacun.
Chez Antelme, on trouve la réaction la plus noble et la plus éthique de l’homme dans sa détresse absolue. Dans d’autres cas, on voit l’appartenance au groupe, le communautarisme, susciter l’exclusion de l’Etranger et pousser les individus jusqu’au meurtre pour sauvegarder l’identité du groupe. Or il s’agit de la même force, de la même affection, dans un cas comme dans l’autre.
C’est à ce niveau que les discours sont de la plus grande importance, car il ne s’agit plus d’un besoin vital comme chez le bébé, mais d’un étayage sur ce besoin. Les discours vont activer ou actualiser la même compétence avec des objets divers.

2. Le pôle de répulsion : la cruauté
J’avais dit qu’au plan individuel il y avait une agressivité native. Je voudrais dire qu’il y a un rapport entre la Cruauté essentielle de l’espèce et l’Intensité de l’affect, de tout affect. Tout affect, devenant intense, arrive au point de ne pas pouvoir être satisfait et revient à un état de pulsion en quête d’objet qui lui résiste.

2-1 Sur le plan individuel
Pour ce qui est du versant singulier de la cruauté essentielle, on constate la présence de la violence de l’affect dès le plus jeune âge. Cette dernière n’a pas besoin de se manifester d’emblée comme spécifique de la haine, ou d’une tendance agressive ou destructive. Elle se manifeste au travers de l’intensité de l’affect, de n’importe quel affect. Ça peut être un affect positif, mais que veut dire amour dès le plus jeune âge ? Donc à partir d’une certaine intensité, il y a toujours présence de la cruauté. La cruauté essentielle se glisse dans tout. Elle est polymorphe et se manifeste par la férocité de son exigence. Tout ce qui est intense contient de la cruauté. Tout ce qui est intense prélève sur les compétences à la cruauté, propres à l’espèce. C’est la part guerrière de l’amour, c’est la compétence guerrière de tout humain qui peut s’actualiser dans le « Je te veux » : « Je te veux pour t’anéantir en te possédant. « Te détruire, non pas par ma haine, mais par la férocité de mon amour. » Voilà l’affect de la cruauté, qui ensuite peut connaître des destins fort variés. On parle aussi de la pulsion d’emprise. En effet elle se situe dans le registre de la cruauté.
Peut-être la Pulsion de Mort vous est-elle plus sensible ainsi ? Car la charge de férocité dans l’amour ne peut viser qu’une décharge, en vue de diminuer la tension. Cette décharge ne peut pas toujours être sexuelle. La destruction de l’objet est une décharge efficace. Et là le au bébé mignon qui demande à être choyé, possède aussi cette cruauté native de l’espèce qui cherche à obtenir satisfaction coûte que coûte. Cela ne dépend pas de l’état de la mère mais de l’intensité du besoin, et de son insatisfaction… Dans ce cas, aimer et dévorer sont intimement noués, mais si on satisfait uniquement le versant amoureux par une réponse « tendre », on laisse en déshérence le versant cruel. Mélanie Klein a essayé de donner une assise théorique et descriptive ou phénoménologique à cette cruauté, mais elle a trop voulu la réduire à un processus de maturation qui se termine en gratitude et culpabilité, avec toute une chorégraphie de seins et de pénis qui ne me semble pas nécessaire. Il faut néanmoins lui rendre justice, elle a senti quelque chose d’important au niveau du tout petit. Mais elle a, comme je l’ai dit, méconnu le versant du besoin d’attachement. Elle a inutilement compliqué sa théorie, et comme toute théorie très compliquée, cela pèche par une volonté de tout vouloir expliquer, de rationaliser dans un seul langage des choses très complexes. Et surtout cela pousse à croire que si l’on possède toute la chaîne explicative de la maturation, il deviendrait possible de la réparer par des interprétations, et de la re-tricoter à l’endroit par la psychanalyse. Cela me semble utopique et tendant inévitablement à une dogmatisation technique.
Je pense que l’on peut parler d’une cruauté native de l’humain qui s’actualise dès qu’il y a des circonstances qui le permettent. Le bébé humain, dès lors que son besoin n’est pas satisfait, et à plus forte raison s’il doit attendre au-delà de ses capacités, exprime d’abord par les cris une très grande capacité de violence. Ensuite il peut sombrer et se dégrader dans une apathie dépressive, jusqu’à perdre des acquis importants. S’il est en âge d’avoir une autonomie motrice suffisante, il peut détruire et attaquer tout ce qui est sur son passage, si on ne l’en empêche pas. Mais il peut aussi retourner contre lui cette cruauté et se blesser de façon tout à fait délibérée. Le fait de grandir n’ôte rien de cette capacité de violence. Si elle se convertit en autre chose, c’est qu’un énorme travail de civilisation a été accompli.
Si le besoin d’attachement fait appel aux préliminaires des affects (l’affect nécessite un objet stable), l’agressivité native n’a pas besoin de relation d’objet, les « objets » attaquent et sont attaqués, mais ce sont des composés : ce sont des objets-pulsions. J’emprunte l’expression à André Green. Elle attaque des objets interchangeables, à moins qu’un discours ne lui assigne un objet de prédilection et l’y fixe.

Je voudrais vous dire à propos de « la cruauté essentielle » de l’espèce humaine que cela correspond en allemand au terme, utilisé par Freud, de la « Grausamkeit » ce qui est de loin plus féroce que la notion d’agressivité.
Mon idée, qui place l’intensité de l’affect comme essentiel dans la cruauté originaire, est assez claire. Cette intensité négative naît d’un besoin non satisfait. On peut se demander si c’est un facteur nécessaire et suffisant. La relation entre le besoin et la pulsion est complexe, mais elle existe d’une manière organique. À la charnière, il y a l’émotion et les tensions du corps. Ce sur quoi je voudrais seulement insister, c’est que la question des quantités d’affects et des intensités n’est pas suffisamment traitée, et que c’est elle qui nous permettrait de comprendre les « dérives » meurtrières, à la fois individuelles et collectives. Étant entendu que l’on ne passe pas de l’individuel au collectif sans l’entremise importante des effets de discours.
N’importe quel affect poussé à son degré d’incandescence peut devenir cruel. L’intensité de n’importe quel affect exprime la cruauté inhérente à l’espèce en tant que compétence. Le lieu privilégié de toute cruauté est le corps, la cruauté vise le corps. Faire mal, avoir mal. Mais il n’est pas nécessaire de faire saigner ! Il y a la cruauté mentale, la vexation, l’humiliation, le mal pour le mal. Des volumes peuvent s’écrire sur ce thème, et mon propos n’est pas d’être exhaustive. Je veux seulement insister sur le fait que la cruauté est inhérente à l’espèce humaine, et qu’elle n’est pas explicable par le seul fait d’une maltraitance ou d’une réaction à une douleur personnelle.

2-2 Sur le plan collectif
Ce qui fait le pont entre l’individuel et le collectif, c’est le discours. Seul le discours peut mobiliser la cruauté collective. L’individu peut agir sa cruauté sans représentation autre que des images-flashes et des impulsions. Cela ne supprime pas l’effet que peut avoir sur lui une injonction de cruauté, ni la riposte à une insulte ou une maltraitance. Je ne parle pas des « réactions » violentes, bien qu’elles aussi s’ancrent dans ce déjà-là. La preuve est que tout le monde ne réagit pas de la même façon à une même insulte.
Pour qu’un groupe passe à l’acte de cruauté, il est indispensable qu’il y ait un discours, soit contemporain de l’acte, soit (ce qui est le plus fréquent) qui le précède. Ailleurs, j’avais travaillé la notion du discours d’exécration dans la xénophobie. Il y a toujours un préalable d’affect négatif, une rancœur, un désir de vengeance, une colère retenue.
Cela fait le pont entre les cultures et les époques. Il n’y a pas de groupe humain qui ne s’est constitué en tant que société autrement qu’au travers d’actions cruelles envers tout ce qui entravait sa réalisation.
La question du discours est importante. J’en ai déjà parlé en disant que le discours d’exécration canalise les flux d’agressivité et de peur en les détournant de la sphère de l’intime vers des cibles désignées, tout en cimentant les liens des membres du même groupe. Je voudrais ajouter une chose insolite : la théorie psychanalytique, comme la religion ou la politique, a la même fonction (en plus suave) que le discours d’exécration : elle cimente le groupe autour de quelques maîtres-mots et exclut ceux qui ne s’y reconnaissent pas.

3. Le pôle de la liberté
Il y a un troisième pôle dans ce descriptif des fondamentaux de la souffrance humaine. Quand je dis fondamentaux, c’est que justement ils ne sont pas « appris », qu’ils ont besoin d’un terrain favorable pour éclore, mais qu’ils appartiennent au patrimoine des compétences inhérentes à l’espèce. J’avais écrit un petit article qui s’appelait « L’enfant de la jubilation » (Chimère n°37, 1999) à partir d’un topo fait lors des Journées des Ateliers sur la soumission (In Epistolettre : « Je me dé-commande ou l’enfant de la jubilation »). J’en dis juste quelques mots pour ceux qui n’y étaient pas, ou qui ont oublié. J’y tiens car je pense que l’on a beaucoup écrit sur le versant de l’agressivité, et même – bien que ce soit moins connu – sur le versant de l’attachement, et encore plus sur les pulsions, mais il me semble qu’on a peu parlé de ce qu’il y avait de propre à tout humain en tant que poussée de liberté. Freud le mentionne dans Malaise dans la Civilisation. Je le cite :

« Quand une communauté humaine sent s’agiter en elle une poussée de liberté [Freiheitsdrang], cela peut répondre à un mouvement de révolte contre une injustice patente, devenir ainsi favorable à un nouveau progrès culturel et demeurer compatible avec lui. Mais cela peut être aussi l’effet de la persistance d’un reste d’individualisme indompté et former alors la base de tendances hostiles à la civilisation. La poussée de liberté se dirige de ce fait contre certaines formes ou certaines exigences culturelles, ou bien même contre la civilisation. »

Comme pour toute « poussée » ou Drang, son devenir va dépendre de l’usage que l’on en fera. Ce que je voudrais dire, c’est qu’il y a chez l’humain une poussée de liberté qui n’est pas réactionnelle à la contrainte. Elle est première. Je la retrouve dans trois moments importants de la théorie analytique. Ces trois moments constitueront ce que j’appelle « la série jubilatoire ». Dans tous les cas, elle provoque que la joie.
1) Le Fort-Da de Freud : l’enfant invente un jeu pour se rendre maître de l’absence de la mère. Il la jette au loin. Et il jubile, il éprouve de la joie en devenant maître de la situation qu’il ne subit plus passivement.
2) « Le stade du miroir » de Lacan : l’enfant, en se reconnaissant dans le miroir, jubile. Il se reconnaît comme autre de la mère, ou de la personne qui le porte. Il prend possession de son image propre et à cette occasion, Lacan parle de « l’assomption jubilatoire ».
3) La découverte de l’objet transitionnel et de l’aire de jeu de Winnicott : l’enfant découvre un bout de chiffon par exemple, déjà là depuis longtemps, mais à un moment donné il le crée en tant objet lui appartenant, et il exprime à chaque retrouvaille avec cet objet-là, la joie du propriétaire exclusif.
Ces trois moments de la « série jubilatoire », que j’oppose à la série des castrations, ont été « découverts » par trois grands théoriciens, non pas en écoutant les patients, mais en observant directement des enfants : Freud en observant son petit-fils, Lacan sans doute un enfant de son proche entourage, et Winnicott ses petits patients.
Je trouve très intéressant que ces moments, importants pour les théorisations ultérieures de ces trois analystes, n’appartiennent pas d’emblée au pathos analytique. Au contraire, ils sont le fonds commun des petits d’homme.
Ils illustrent à mon avis la poussée de liberté dont parle Freud. Ils sont vécus et découverts par l’enfant sans aucun apprentissage ni aucune imitation d’un adulte. Ce sont des compétences.
La poussée de liberté de l’enfant de la « jubilation » s’expérimente sur le plan individuel. Au-delà des trois exemples choisis, il y a toutes les manifestations de l’enfant qui veut faire des choses seul, qui s’arrache à la main qui le guide pour s’aventurer dans l’espace. Sur le plan du collectif, des poussées libertaires ou révolutionnaires ne peuvent être que des moments, car elles sont toujours reprises par un discours qui enrôle les individus libres dans un devenir groupe, et qui s’étaye sur le besoin d’attachement et le sentiment d’appartenance. Ce qui les impulse est souvent une revendication, une vengeance ou un ressentiment.
Je n’ai pas besoin d’insister plus longuement ici sur la différence entre le plan individuel du plan collectif.
Bien qu’ayant des manifestations singulières et collectives, ces trois « fondamentaux » ne se situent pas au même niveau. Pour simplifier, on peut parler du tripode « cruauté-attachement-autonomie ».
Aucun des trois fondamentaux n’est issu des deux autres. Ils existent de façon indépendante les uns des autres, c’est pourquoi je dis que ce sont des fondamentaux et qu’ils ne sont pas réductibles non plus aux systèmes des besoins pulsionnels.

ESPACE TEMPS
Il est intéressant de les distribuer sur les axes du temps et de l’espace.
1) La cruauté, affaire de corps, de pulsions et d’agirs impliquant la motricité, se situerait sur l’axe de l’espace. On peut se poser la question du rapport de certaines formes de culpabilité et leurs corollaires d’addictions, avec la répression de la cruauté. Je rappelle une étude faite en Finlande, selon laquelle la colère est plus taboue que le sexe. C’est aussi un des pays où l’on se suicide le plus malgré la douceur de la vie.
2) L’attachement est une relation d’objet et se situe inévitablement dans une problématique du temps et des affects. L’attente est liée à l’objet et se situe inévitablement dans le flux du temps. L’angoisse, « équivalent général de tous les affects », comme le disait à juste raison Freud, se situe sur le même axe.
3) Mais où placer la poussée de liberté ? Que devient la plus fragile et la plus précieuse de nos compétences, notre aptitude à l’autonomie ? Elle est dans l’aire commune de l’espace et du temps, elle brise l’excès d’attachement et l’excès de cruauté et peut engendrer la souffrance par la solitude, et son au-delà pathologique, la dépression.

Voilà : nous les tenons enfin nos souffrances psychiques, notre pathos issu des compétences fondamentales de l’espèce ! Culpabilité-angoisse-dépression. Voilà nos affects-concepts…
Évidemment, tout cela fait penser aux deux grandes pulsions de Freud : Pulsion de Vie et Pulsion de Mort. Alors pourquoi est ce que je ne me satisfais pas des deux pulsions fondamentales de Freud ? J’avais, il y a pas mal d’années, fait un travail sur la transindividualité des pulsions en rapport avec la compulsion de répétition. J’essaierai d’en dire un peu plus ultérieurement.

Pour finir l’hypothèse serait la suivante :
L’attachement et la cruauté se soldent par une référence au bien et au mal et appartiennent à l’aire de la morale, mais s’ils sont liés au désir d’autonomie, alors ils rejoignent au mieux une éthique. L’autonomie et la liberté poussées à leur limite sont, in fine, seulement affaire d’esthétique. Ni bien ni mal sur le plan collectif, la liberté est une esthétique de l’individu, une acceptation de la culpabilité et de la solitude, une relation à l’art qui en est finalement l’axe structurant, et qui s’oppose à toute solution de masse.