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Texte paru dans Epistolettre n°12, 1995
Et nul lieu où porter sa plainte
J’ai donné comme titre à mon exposé un fragment de phrase d’une lettre que Freud a adressée, après la mort de sa fille Sophie, à Ferenczi.
« Cher ami,
Ne vous faites pas de souci pour moi. Je demeure le même, seulement un peu plus fatigué. Ce décès, si douloureux qu’il soit, ne change cependant en rien ma façon d’envisager la vie. Je me suis préparé pendant des années à la perte de mes fils, et maintenant, c’est ma fille qui est morte ; comme je suis profondément incroyant, je n’ai personne à accuser et je sais qu’il n’existe aucun lieu où l’on puisse porter sa plainte… » (L. 187)
D’emblée Freud écarte la croyance et l’accusation comme recours possibles ou comme consolations. …
Aujourd’hui, pratiquement toute mort devient occasion à accuser au moins l’insuffisance d’un médecin, quand ce n’est les pouvoirs publics, puis à mettre en scène des rituels venus des Terres Saintes, chacun les siennes.
Accusation et croyances… Axes majeurs de notre ère… Celle de la grande bêtise. Certains non-croyants, sous couvert d’honorer leurs ancêtres, croient nécessaire d’observer des rituels issus de religions, de préférence monothéistes, auxquels ils ne croient plus, et de vêtir d’oripeaux archaïques leur besoin de symboliser le trépas. Ils espèrent ainsi payer une dette aux chers disparus, mais de quelle dette s’agirait-il ? Ou bien est-ce la culpabilité qui fait s’agiter ainsi la tradition comme surmoi ? En allemand je le rappelle, c’est le même mot, « die Schuld », qui désigne la dette et la faute. Oui, il est difficile d’être athée. Oui, les survivants se sentent coupables. Cela n’avait pas échappé à Freud. Cette culpabilité sinistre, dont le traitement incombe tout autant au collectif qu’au privé de chacun… Culpabilité à laquelle chaque groupe humain cherche à donner sens et des rituels d’apaisement… Pourquoi imaginons-nous les dieux en colère ? Et si c’était une pensée de petit enfant ?
Sur cette question, Freud était plus courageux que bien des contemporains. Certes, il n’avait vécu que la première guerre mondiale. Certes, il lui en manquait au moins une. De là à supposer qu’il aurait été plus dévot, est un pas que je ne franchirai pas…
La lettre de Freud dont je viens de lire un fragment a le mérite de poser en peu de mots la difficulté du deuil, et de l’évitement de l’inéluctable de la mort, par l’accusation, et la croyance. En même temps elle nous montre l’extraordinaire force psychique de Freud : il sait qu’il aura la force non seulement de survivre, mais de vivre.
Il y a des événements pour lesquels on reste en rade d’adresse où porter sa plainte, et quand il s’agit de la mort réelle, je pense que les psychanalystes ont à soutenir cette inaliénable absence. Cela n’empêche ni la sympathie ni un accompagnement. Pour pouvoir soutenir la radicalité du non-retour, et de la séparation définitive qu’implique la mort, il y faut quelques conditions préalables.
Devant des épreuves similaires nous ne réagissons pas tous de la même façon, notre force devant les événements n’est pas égale. À quoi cela tient-il ?
Freud a manifestement eu un démarrage dans la vie qui a rendu possibles les deuils les plus difficiles. On peut toujours gloser sur ses clivages, ou les sacrifiées de son entourage : il n’empêche qu’il a pu, au moins partiellement, se soigner avec sa propre capacité de penser et de créer. Parmi ses créations il faut compter la Psychanalyse. Il convient de lire ses élaborations théoriques, comme celles de tout autre analyste, en considérant chaque production comme une fiction réparatrice, une théorisation créatrice en réponse à une question subjective, à une douleur, à une carence, ou au trou noir de l’insu qui menace le convenu des représentations en place. Cela n’empêche pas qu’une réponse à une question personnelle puisse avoir une valeur sinon universelle, du moins généralisable. Cela n’invalide pas la vérité d’une réflexion, d’une idée trouvée pour panser une blessure subjective. Pourquoi l’admet-on pour la poésie et non pour la pensée théorisante ?
J’ai évoqué ces questions il y a longtemps (1987) dans un article appelé « Survivre à l’Enfant et à la Guerre ». En me relisant, tant d’années après, je donnerais à ces deux termes, « Enfant » et « Guerre », une valeur métaphorique : L’« Enfant » représenterait, au-delà de l’enfance, le passé singulier et subjectif du temps vécu, « la Guerre » serait l’image de ce dehors de la famille où s’accomplissent des meurtres et le malheur, d’où nous vient l’étranger, qui permet de refouler l’étrange du dedans. C’était écrit il y a longtemps, mais je constate que depuis je n’ai cessé de retrouver ces questions, diversement abordées, tout au long des années jusqu’à aujourd’hui.
Je voudrais d’abord déblayer le terrain pour que la notion de survie ne soit pas un fourre-tout :
Il y a une « survie » que je dirais banale : il est banal de survivre à la mort naturelle de ses aînés, et plus particulièrement de ses parents, pour un adulte. Avec le temps, le deuil se fait progressivement et il n’y a pas lieu de parler de survie psychique, sauf à jouer sur des mots. Toute autre est la mort de l’enfant. Il est contraire à l’ordre des choses d’avoir à enterrer ses enfants. Ce sont des deuils très difficiles, et pourtant les guerres, certaines maladies, comme le Sida, ou les suicides, font surtout des victimes chez des gens jeunes, laissant derrière eux des parents en état de survie et rarement exempts de culpabilité. Il est d’autres survies qui posent problème et qui ne se résolvent pas d’elles-mêmes avec le temps. On peut alors parler de traumas avec tout ce que cette problématique soulève de questions. Il en est ainsi des guerres, des massacres, des génocides et de bien d’autres violences qui mettent les autres en état de survie. Ces mêmes calamités ne frappent pas de la même manière tout le monde, et les enfants sont plus exposés psychiquement car ils vivent une double impuissance. Tout deuil, toute perte, risque aussi, si le « terrain » s’y prête, le dérapage vers la mélancolisation ou des manifestations maniaques. Il y a aussi les catastrophes de l’existence qui obligent à mobiliser des capacités de survie, car l’économie interne de la vie « normale » n’est plus adéquate à faire face. Mais en principe, après un certain temps de réaction à la perte, et si la situation matérielle ne tourne pas au désastre chronique, comme on le voit aujourd’hui de plus en plus, la libido retrouve spontanément ses investissements. Ce sont des périodes de deuil que l’on peut qualifier de normales, même si ce terme choque certains. Le recours à la psychanalyse ne se justifierait que si le retour à l’état précédent ne s’effectue pas après un temps nécessaire à l’élaboration de la perte (Cf. Deuil et Mélancolie).
Je sais bien que poser le problème en ces termes peut paraître normatif, mais il faut bien se demander ce qui justifie l’intervention du psychanalyste. Et quel peut être notre domaine spécifique de réflexion. Que quelqu’un s’effondre dans les semaines qui suivent la mort d’un proche, cela demande de l’affection et le soutien de l’entourage, la présence d’amis, mais pas nécessairement le recours au psychanalyste… pas plus d’ailleurs qu’au psychiatre. Aujourd’hui, toute douleur morale, même le deuil le plus évident, fait « consulter » un « psy » et l’on traite la tristesse la plus normale comme une pathologie qui justifierait la prescription d’antidépresseurs… ou du psychanalyste. Est-ce que les « individus » sont devenus plus fragiles devant la douleur, ou est-ce que la société ne supporte plus les individus qui souffrent ?
…. « Psychologie Collective et Analyse du Moi » :
« Im Seelenleben des Einzelnene kommt ganz regelmässig der Andere als Vorbild…. »
« Dans la vie psychique de l’individu l’Autre occupe très régulièrement le rôle de modèle, d’un objet, d’un associé ou d’un adversaire, et la psychologie individuelle se présente dès le débutcomme étant en même temps, par un certain côté, une psychologie sociale, dans le sens élargi, mais pleinement justifié du mot. »
Qu’est-ce qui arrive à notre société ? Si beaucoup de personnes devraient faire une psychanalyse et n’y viennent pas pour des raisons culturelles ou de manque d’argent, d’autres consomment du « psy » uniquement à cause des défaillances de leur cadre de vie : parce que la société rejette le deuil, parce qu’on n’admet plus des processus lents, et le deuil est un processus lent, et surtout parce que beaucoup vivent dans une solitude terrible. Alors le malheur le plus « normal » excède leur capacité de réinvestissement de leur vie.
Il y a un autre mode de survie qui nous concerne plus particulièrement, car son traitement relève de la psychanalyse et seulement d’elle. Il s’agit d’analysants adultes qui viennent avec des problèmes les plus variés, une difficulté à vivre comme on dit, mais qui sont depuis le début de leur vie des survivants.
Dès tout petits, ils ont dû lutter pour leur survie psychique et parfois même physique. Pour affronter les étapes de leur croissance, de leur socialisation, de leur capacité de penser, ils ont dû mettre en jeu un ensemble de mécanismes qui relèvent de stratégies de survie. On se demande comment ils ont fait pour ne pas sombrer dans une psychose infantile, l’autisme, ou tout simplement pour ne pas mourir. Chez beaucoup on retrouve d’ailleurs, sous les comportements apparemment phobiques, les cicatrices de leur psychose infantile non repérée. On peut dire que, malgré tout, certains trouvent ce minimum nécessaire pour s’agripper à la vie dite « normale ». Il faut aussi reconnaître cela comme une capacité personnelle de se créer un univers. Ce processus est inconscient et il devient par la suite leur seule façon d’être au monde. Obligés de s’inventer un univers, un monde bien à eux le plus souvent secret pour y vivre repliés des autres, mais y vivre quand même, grâce à leurs seules ressources. De-ci, de-là ils prélèvent quelques fragments d’humanité sur des rencontres fortuites, des mécènes de passage, inconscients de leur dons, ces bribes d’humanité que ces enfants captent dès qu’ils le peuvent, tant est grande chez le petit d’homme la propension à devenir humain.
Il arrive que certains enfants affrontent dès leur plus jeune âge une mère dont il serait peu de dire qu’elle n’est pas suffisamment bonne. Une mère qui ne peut rien contenir des angoisses normales du nourrisson, une mère infantile, psychotique, une mère à peine née… au monde qu’elle doit affronter. Il arrive que certains enfants naissent dans un environnement non fiable, incompréhensible non seulement pour eux, mais tout autant pour leurs parents. Ils ne trouvent alors personne pour accueillir leurs états et leurs pulsions en quête de satisfaction. Personne qui donne sens à leurs expériences, qui les rêve et leur veut quoi que ce soit. Il arrive que certains enfants traversent des déserts affectifs, des espaces inhabités, des violences inouïes. Et les riches n’échappent pas à cette misère. Prisonniers du désastre, ils sont parfois plus mal lotis que des orphelins, car les orphelins ne sont pas tous en état de survie. Il arrive que certains aient la chance de faire des rencontres de hasard assez généreuses pour éprouver autrui comme semblable, capable de maintenir un lien inconditionnel dans sa bienveillance. Certains parents sont pires qu’un orphelinat, car ils ne pêchent pas seulement par leur carence, ils sont en prime nocifs et empêchent la rencontre avec l’étranger de passage, figuration du semblable enfin.
Cette stratégie de survie précoce demande une énergie et un investissement considérables. Cela peut tenir longtemps, mais justement pas toute la vie. Il arrive qu’un jour ça n’aille plus. On ne peut pas survivre toute la vie. Il arrive que certains meurent, justement de n’en plus pouvoir.
Souvent les psychanalystes passent à côté de leur vrai problème parce qu’ils les abordent uniquement au niveau œdipien. Bien sûr ils ont des problèmes d’adultes névrosés, ils ont aussi des histoires d’amour qui foirent, des difficultés sexuelles, des accrochages divers, mais ceci n’est que la part visible de l’iceberg… de la souffrance. Ce sont souvent des patients que l’on reçoit après de longues analyses répétées et où l’on se retrouve à faire quelque chose qui ressemble… à la psychothérapie. Parce que l’on reçoit enfin l’enfant, l’enfant accompagné de ses parents imaginaires, l’enfant aux prises avec l’histoire, l’enfant qui s’est inventé un monde en silence et qui par ailleurs trompe son monde en parlant d’autre chose.
Mais avec quoi a-t-il survécu ? Je n’ai qu’une réponse : avec son imagination et sa capacité de création de tout petit. Cela peut prendre au moins deux formes : soit il y a repli quasi-autistique, par l’enfermement sur soi dans le monde du secret, du silence, de l’intime, soit il y a un clivage ; une partie donne le change (ce que Winnicott avait appelé le faux-self) par une apparente adaptation, même une sorte d’hyper-adaptation à la réalité immédiate, une extrême vigilance de tout instant ; et c’est cela qui fait penser à l’hystérie : comment ne pas y voir l’accrochage au désir de l’autre, pendant que l’autre partie s’absente et crée des compagnons imaginaires selon son cœur ?
La nuit, seulement le rêve, le vrai rêve venu du sommeil même, peut renouer avec la part tenue au secret. Mais le danger dans lequel vivent ces patients leur donne rarement le loisir de s’abandonner facilement au sommeil et de quitter leur vigilance de survie.
On peut ainsi se trouver devant ce paradoxe : ces survivants précoces sauront très bien se débrouiller en cas de difficulté : ce sont en quelque sorte des survivants professionnels. Que la paix advienne, que la vie leur devienne douce, qu’un partenaire ou une partenaire ne tombent pas dans les filets de leur répétition fatale… Ou encore… cas de figure très fréquent : qu’une psychanalyse les ait aidés à devenir psychanalystes… et les voilà en état de détresse, en désarroi, en terre inconnue, fut-elle la plus douce. La morale n’y trouve pas son compte : cela ressemble à l’ingratitude. Ils tombent malades de ne plus être en état de lutte. La guerre est leur quotidien, que celle-ci s’arrête et ils sont dans la détresse, car leur création psychique de survie, qui est leur seule arme, ne leur sert plus à rien.
Je voudrais illustrer cela par l’évocation très succincte d’une cure.
Bien entendu cela commence avec l’Enfant et la Guerre. Il était né en Allemagne, de parents juifs originaires de Pologne. Sa langue était l’allemand. Survient le nazisme, ses parents quittent l’Allemagne et viennent s’installer en France. On l’appelle le « Boche », il apprend qu’il est juif au moment où il doit se cacher.
Il ne se souvient pas très bien de son enfance en Allemagne, il a 10 ans en 36 quand il arrive en France, et il a 16 ans en 42. Il vit caché, séparé de ses parents pour des raisons de sécurité. Il entre malgré son jeune âge dans un réseau de résistance où on lui fait faire de menues courses non dépourvues de danger. La guerre terminée, il retrouve sa famille, ils ont eu de la chance, personne n’a été arrêté, personne n’est mort. Il fait des études brillantes, mais rien ne va plus. Il a vingt ans, et ne trouve plus aucun attrait à la vie. Un jour, il est terrassé par une crise d’angoisse telle qu’on l’hospitalise. Aucune raison actuelle n’explique son état. Il est traité par des médicaments, l’angoisse ne cède que pour donner des envies de suicide ; on lui fait des électrochocs. Il finit par rencontrer un psychiatre qui lui conseille la psychanalyse. Depuis l’âge de vingt et un ans il est en psychanalyse. Quand il vient me voir il a 55 ans… et je suis sa cinquième psychanalyste. Et la première à parler sa langue maternelle, la première à qui il a pu dire, et s’avouer à lui-même, avec une grande honte, que les années de guerre avaient été ses plus belles années… parce qu’il s’était senti libre et créatif pour se sortir des situations dangereuses, parce que c’était le seul moment de sa vie où il avait vécu loin de ses parents, loin du père exigeant et étrange, loin de la mère plaintive… La paix revenue, malgré le soulagement de fin du danger externe, ses démons internes, et ses parents du dehors l’avaient pris en tenaille au point de l’étouffer littéralement. C’était un homme qui ne s’épanouissait que dans des situations exceptionnelles et aiguës, quand sa vigilance était sollicitée à l’extrême. Malgré une grande inhibition au travail il avait eu une réussite professionnelle remarquable, mais toujours sur le bord du rasoir. La guerre avait mis en évidence ses remarquables aptitudes à la survie ; elle ne les avait pas créées, elles dataient de bien avant, car avant la guerre il avait connu pire que la guerre. Peu à peu, après de multiples retours à ce temps de son adolescence, il a retrouvé le temps d’avant. L’horreur que lui inspirait son visage quand il était petit, avant l’émigration, il s’est également rappelé ses grimaces, qu’il ne pouvait se retenir de faire, tout en se regardant dans la glace, qui l’effrayaient et le rassuraient à la fois, parce qu’il savait que c’était bien lui. Il a retrouvé la peur que lui inspirait le père de son père, vieillard mort peu après sa naissance, qu’il n’avait donc pas connu, mais que son père convoquait comme un fantôme pour lui faire peur, pour justifier son effroyable sévérité. « Il n’existe aucun lieu où porter sa plainte » avait dit Freud : ce n’était pas vrai pour le père de ce petit garçon… Le terrible grand-père exigeait jour après jour son tribut d’obéissance.
Je m’arrête à ce fragment très descriptif, qui me permet seulement de vous faire entrevoir à quel point certains ne peuvent s’organiser qu’en période de survie et que la vie toute bête met à mal, car elle les prive de leur seul savoir qui est savoir-faire pour survivre.
Alors devant une telle diversité de figures de la survie, peut-on dire quelque chose qui puisse ramasser en une problématique cette apparente disparité ?
Je pense que oui. D’abord par un constat en négatif : le recours aux « structures » ne nous est pas vraiment utile. Qu’une hystérique et un obsessionnel ne manifestent pas exactement les mêmes symptômes est banal, mais lorsqu’il s’agit de survie il y a, au-delà des dissemblances de structures, une ressemblance dans leur méthode de traiter la vie, et aussi une égale capacité à créer des réponses psychiques inédites. Une égale capacité d’adaptation et de repli, pas nécessairement évidentes, une vigilance et une rapidité hors du commun dans l’invention des lieux imaginaires, lieux de leurs séjours clandestins. Et puis la ténacité, l’extraordinaire ténacité à vivre quand même. On peut même se demander s’ils sont névrosés quand ils sont dans le feu de l’action. Les survivants précoces ont la vie chevillée au corps, en tout cas tout le temps où ils survivent. La difficulté commence quand ils ne peuvent plus rien faire avec leur méthode, ou qu’une analyse leur a fait entrevoir l’aspect défensif de leur création sans pour autant leur fournir les bras pour les porter dans leur chute. Pour eux, aller mieux, passe souvent par un aller pire.
Je pense qu’il y a, sinon une spécificité métapsychologique de la survie, du moins des passages obligés dont l’analyste fraye et soutient le parcours.
Dans ce parcours je propose de désigner quelques jalons pour nous guider.
Cela tourne autour de l’enfant, de l’adulte, du semblable et de l’étranger, mais aussi de l’espace privé public, donc du singulier et du collectif.
Je les ai déjà tous mentionnés en cours de route : ils se présentent sous forme de trois couples : Enfant/Adulte, Semblable/Étranger, Public/Privé, qui recouvrent le quatrième : Singulier/Collectif. Ce ne sont pas des couples de termes qui s’opposent mais des termes qui sont dans des rapports d’inclusion. Plus que des notions simples, ils désignent des lieux psychiques complexes qui se rapportent au mode d’organisation des savoirs sur la vie.
1- L’Enfant dans l’Adulte, ne renvoie pas à de l’infantile qu’il s’agit de faire grandir.
C’est un Savoir de l’enfant qui s’intrique à sa vie d’adulte, comme une organisation pour survivre qui est devenue caduque, mais n’ayant pas été reconnue, comment l’abandonner ? Ce sont aussi des peurs justifiées, des souvenirs non refoulés, mais sans adresse. Combinatoires de savoirs souvent sans paroles, mais reçus par les yeux, le nez, la peau, les oreilles, par l’intelligence des émotions, et aussi par des mots sans énonciateur, et des silences. Tout cela s’appelle « se souvenir ».
2- Le Public dans le Privé, quand la grande Histoire, celle des manuels du même nom, est cousue aux petites histoires de l’enfance, des parents. Traces du collectif dans l’enclos de l’intime. Autrement dit, inclusion du collectif dans le singulier et leurs enkystements dans le réel des corps et des nourritures.
« Mange ta soupe » dit la mère, pendant que la radio ou la T.V. débitent les meurtres du jour, et l’enfant avale le tout, c’est ainsi qu’il se fera aimer d’elle et fera plaisir au père… Pendant qu’il avale, il le laisse tranquillement se repaître des mêmes meurtres, mais en adulte… lui. Et l’on s’étonne qu’adolescent… Faut bien se rattraper un peu.
« On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans »… Au secours Rimbaud !
3- Le Semblable dans l’Étranger, où la notion du « semblable » est évidemment liée à celle de l’étranger mais n’est pas assez travaillée en psychanalyse. Ce couple complémentaire permet des identifications horizontales pour faire pièce aux seules identifications verticales où se joue l’Oedipe et l’ancestralité. L’ami, dont les analystes ne semblent pas faire grand cas, en est la figure privilégiée. C’est l’unique chance de sortir de l’endogamie autrement que par le sexe ou le mariage, qui n’en garantissent d’ailleurs pas nécessairement la sortie. Pouvoir se lier à d’autres, qui ont d’autres pères symboliques et pas seulement une autre mère réelle.
N’est-ce pas cela qu’ont toujours proposé les utopies dont nous manquons aujourd’hui si cruellement ? Étrange rencontre : est-ce que le survivant précoce n’hallucine pas ce que l’utopiste propose : sortir du familial, du patrimoine, et de la xénophobie qu’inévitablement tout regroupement identitaire recèle.
Même s’il est fondamental d’entendre les plaintes, la psychanalyse n’a pas intérêt à justifier un arrêt sur image de l’accusation ou de la croyance, elle se doit plutôt d’être un relais vers la vie. Il est tout aussi important dans une analyse de prendre son temps avant de se précipiter aux portes de Thèbes.
En effet, en considérant ces couples que je viens de citer, vous seriez en droit de vous étonner de l’absence du couple Homme/Femme. La différence sexuelle ne m’est pas étrangère, ni dans la vie ni dans mon travail – rassurez-vous ! – mais elle n’est pas au premier plan dans cette mise en chantier de la survie. Je dirais même que lorsque domine la dialectique de la différence sexuelle, nous entrons dans la configuration œdipienne, alors nous sommes à l’orée d’une psychanalyse où le psychanalyste peut enfin commencer à se taire.
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