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Texte paru dans Epistolettre n°25, 2002
Je mens, donc je suis
Nos pensées nous protègent. Tel un tissu immatériel, nos pensées font interface entre la vie nue et la cruauté du monde. Nos pensées nous font également souffrir il suffit d’évoquer les auto-reproches du mélancolique ou les souvenirs traumatiques pour s’en convaincre, mais en dernière instance nous n’avons que nos pensées comme protection ultime, à la fois contre les attaques venues de l’extérieur et celles de l’intérieur. Nos pensées protectrices sont de toutes sortes ; parmi elles, certaines sont au service du mensonge. Le mensonge est une production de la pensée. Tout le monde sait mentir avec plus ou moins de talent, et ceci dès l’enfance. Certains disent que les psychotiques ne savent pas mentir. C’est faux, leurs mensonges sont simplement d’une nature moins adaptée à la réalité commune. Du point de vue de la morale, c’est mal de mentir, et parfois même, c’est criminel.
Mais un enfant qui ne sait pas mentir, c’est inquiétant. Car un enfant ne sait pas se protéger. Le mensonge est l’invention par un sujet d’une réalité qui n’existe pas, soit par une fabulation pure et simple soit par la négation d’une réalité existante. Mentir protège le sujet. Du point de vue de la métapsychologie freudienne il s’agit de protéger le Moi. Pour utiliser le langage des Anglo-Saxons, on dira qu’il s’agit d’une activité du Soi pour protéger le Moi contre une dépendance dangereuse. De ce point de vue, nous ne sommes pas dans la logique du refoulement, mais plutôt dans la sphère de l’intime. On peut bien souvent retrouver des raisons inconscientes qui poussent quelqu’un à mentir. Si l’activité même du mentir est consciente, les raisons qui poussent à mentir sont souvent d’ordre inconscient.
Si l’on excepte le mensonge nécessaire pour protéger la survie dans des situations de danger réel, le plus souvent on est ramené à quelque fragilité narcissique. Ce que l’on appelle mensonge inconscient s’apparente à la méconnaissance.
Le mensonge le plus ordinaire relève de la construction consciente d’une fiction et en cela il se démarque radicalement du délire. Le sujet n’y croit pas. Cependant on trouve une zone d’incertitude dans la mythomanie. Il arrive que le mythomane finisse par croire lui-même à ses fabulations et sa fragilité narcissique est patente. Chez lui le mensonge est littéralement parure et prothèse du Moi grâce à quoi il se rend aimable pour l’autre à ses propres yeux. Le mythomane recourt au mensonge sans y être poussé par une quelconque nécessité extérieure, ses mensonges sont apparemment gratuits et c’est ce qui le distingue du menteur ordinaire. Ce dernier ment pour une raison visiblement utile. Tel l’enfant qui a fait une bêtise et raconte un bobard pour échapper à une punition.
Si le mensonge simple est le vêtement qui protège du froid, le récit mythomaniaque est la parure qui fera briller un vêtement parfois inexistant. Le menteur sait pourquoi il ment. Même si la raison véritable peut lui échapper et être inconsciente, le mythomane ne sait pas ce qui le pousse à fabuler. C’est plus fort que moi » dit-il, et aussi : « C’est sorti tout seul ». « J’ai voulu faire l’intéressant » est l’explication courante et superficielle. Le mythomane est fabulateur par une nécessité qui lui échappe et lui fait prendre des risques contraires à ses intérêts. La fabulation « spontanée » du mythomane, qui le surprend parfois lui-même, est une forme de pensée créatrice, comme celle du romancier qui écrit des histoires sans savoir d’où elles lui viennent, en quelque sorte prêtes à être écrites, venant d’un lieu où « ça pense » en lui. Reste ensuite l’écriture à proprement parler, bref tout un travail auquel le mythomane échappe.
Bien de mensonges très simples, utilitaires sortent aussi de cette manière rapide, non préméditées, à partir d’un « ça pense », sauf qu’ils ont un but évident : sauver la mise, enfin, une mise. Au contraire du mensonge prémédité, préparé, le mensonge spontané, que ce soit du petit menteur ou du mythomane, relèvent de la pensée hallucinatoire, comme toute fiction, comme tout récit qui invente une réalité qui n’existe pas.
En analyse, nous avons l’habitude de chercher des causes en amont de l’actuel. Faut-il être né dans le mensonge pour s’y complaire ? Ce n’est pas certain, mais cela arrive, car il y a des transmissions de mensonges, à ceci près : peut-on appeler menteur celui qui répète à son insu ?
Certains enfants naissent dans le mensonge et ont affaire d’emblée à une histoire tronquée, une réalité qui les condamne, qu’ils en soient conscients ou non, à devenir de véritables forçats du décryptage. Beaucoup de souffrances, de pathologies graves, ont leur origine dans la non-fiabilité de l’entourage qui transmet un mensonge parfois de génération en génération. Le plus souvent nous avons affaire dans la clinique aux méfaits du mensonge, aux multiples blessures de la mémoire dont certains patients souffrent. Il incombe à l’analyste de se muer en détective vis-à-vis des ancêtres dont il devra parfois souiller la renommée pour sortir d’affaire l’endommagé d’une lignée de mal dits.
Si une descendance peut gravement pâtir d’un mensonge consciemment ou inconsciemment transmis, le premier menteur, celui qui est à l’origine du mensonge n’est pas pour autant à condamner. Il faut comprendre ce qui pousse quelqu’un à mentir. Mentir est parfois la seule manière de survivre. À la honte, à l’opprobre, à la peur de perdre l’amour de l’autre. Il y a des familles où l’on voit bien comment peut naître et s’épanouir une aptitude à mentir au-delà du raisonnable. Mais ce n’est pas le cas toujours, et ce n’est pas vrai pour tous les mensonges.
Et le mensonge de l’enfant ? Il est le même et il est différent, car l’enfant est dépendant de l’adulte et ses mensonges s’inscrivent le plus souvent par rapport à cette dépendance. Non pas que ses motivations soient nécessairement différentes, lui aussi ment pour ne pas perdre l’amour de l’autre, pour ne pas perdre la face ou par peur, et lui aussi ment pour sauvegarder ses plaisirs interdits. Un des plus beaux mensonges d’enfant se trouve dans le film de Truffaut, Zéro de Conduite, où le petit Doisneau arrive en retard en classe et ne sachant que dire comme excuse, lance : « Ma mère est morte ». Ce mensonge est dangereux, il déborde l’aire du plausible et protège très mal son protagoniste.
L’enfant peut aussi être pris dans une répétition infernale et familiale où seul le mensonge semble constituer une arme de lutte connue. Mais la question reste : comment naît la possibilité du mensonge ?
Où s’origine la compétence à mentir ?
Je voudrais séparer l’activité du mentir de toute considération morale. Aborder le mensonge comme une création de l’esprit hors tout jugement quant à sa valeur et à ses usages.
Mentir est l’activité mentale la plus proche de l’invention et du « fantasieren« . Le mensonge est le cousin germain du jeu, de tous les jeux qui commencent par : « On dirait que… ».
Tout mensonge a une fonction. L’une des plus communes est sa fonction utilitaire : on ment pour se couvrir… Le bébé ne ment pas parce qu’il ne parle pas. Il peut avoir des ruses, mais la ruse n’est pas le mensonge. Une fois la parole acquise, même de façon rudimentaire, l’enfant est capable de mentir. Il n’a pas besoin de l’apprendre. Mentir fait partie de ses trouvailles personnelles. Comme le jeu, à ceci près que le mensonge, même chez le tout petit qui veut cacher une bêtise qu’il a faite, comprend un risque : le risque d’être dévoilé. Même tout petit, l’enfant qui ment sait que son partenaire peut devenir un ennemi pour son entreprise, ce qui n’est pas le cas dans le jeu.
Le mensonge est la fabrication d’un récit, d’un autre récit. Et même le mensonge minimaliste tel que celui qui consiste à répondre « Non » à la place d’un « Oui » à la question : « Est-ce toi qui as mangé le chocolat ? » Ce simple non mensonger, suppose à l’arrière-plan un récit possible, un récit qui justifie cette négation de la réalité « vraie ».
En allemand, deux mots distinct disent la réalité : la « Wirklichkeit« , plus proche de la vérité, qui est différente de la « Realität » qui, elle, désigne la réalité, et chez Freud la réalité psychique.
Le mensonge prend sa source dans l’invention d’une autre réalité au service du Principe de Plaisir plus qu’au service du Principe de Réalité. (Realitätsprinzip : à quand l’invention d’un Wirklichkeitsprinzip ?)
Dès tout petit, l’humain commence sa vie sur terre en inventant une autre réalité. Pour satisfaisante que soit la capacité d’adaptation maternelle aux besoins de l’enfant, il y aura toujours un intervalle où viendra se loger l’insatisfaction, origine de toute fabulation ultérieure.
Freud nous a familiarisés avec la notion d’objet halluciné en parlant du Principe de Plaisir. L’objet halluciné serait en somme le premier objet créé par la pensée. Le mensonge articulé prend sa source dans le savoir sur la différence entre le réel, le possible et le plausible. Le mensonge est l’invention du possible d’un réel plausible pour un autre. Ces différences ne sont pas évidentes et, dans la psychogenèse, elles se constituent progressivement par la séparation entre l’objet halluciné et l’objet de la réalité. Entre le monde intérieur et le monde extérieur, entre rêverie, perception et conscience. Le mensonge, comme toute création, est dépassement ou évitement du Principe de Réalité, au service du Principe de Plaisir. Pour être plus complet, il faudrait faire intervenir là un troisième principe, que j’avais appelé le Principe de Conception, un au-delà du Principe de Réalité, Principe qui régirait la création, et pourquoi pas l’aptitude à mentir, à fabriquer des fictions, sans pour autant revenir au seul principe de plaisir.
L’objet docile
L’objet halluciné, objet de l’attente, vient doubler le réel de l’objet de la satisfaction. C’est un double amélioré, et c’est dans le processus d’amélioration de l’objet halluciné par rapport à l’objet réel de la satisfaction que se situe la première vraie production mentale du petit d’homme. Elle est dans l’invention de la différence, entre l’objet halluciné amélioré et l’objet réel. En quelque sorte, l’objet halluciné est constitué par les traces mnésiques laissées par l’objet de la satisfaction, (théoriquement perdu pour toujours) et par l’amélioration apportée à la trace de l’objet réel.
Je fais l’hypothèse que le mensonge prend son origine dans la compétence hallucinatoire du sujet, donc dans la fabrication de l’objet halluciné dès les premiers mois de la vie. Cette capacité hallucinatoire est dès l’origine liée au Principe de Plaisir, face à la rudesse du Principe de Réalité. C’est bien ce premier ancrage dans le système plaisir-déplaisir qui sera à l’œuvre plus tard dans le recours au mensonge comme moyen de protection subjectif. Le mensonge est essentiellement au service du Principe de Plaisir mais il ouvre la voie, il est en rapport avec la compétence conceptuelle, la compétence à créer ce qui n’existe pas encore. (Principe de Conception). C’est en partie à cause de son ancrage dans le Principe de plaisir qu’il est si sévèrement jugé, au-delà de toute considération de morale. Il dit : « Je veux jouir sans entraves. Et surtout sans l’entrave de ta réalité ». D’autres diront qu’il est un refus de castration. Mais c’est aller trop vite en besogne, trop vite emprunter les sentiers battus. Il s’agit toujours d’améliorer l’objet halluciné par rapport à l’objet réel.
De quelle nature est l’amélioration ? De toutes sortes sans doute, et de la sorte la plus intime que l’on ne connaîtra jamais. Mais on peut au moins en supposer une : c’est que l’objet halluciné aura une qualité que l’objet de la réalité n’aura pas, c’est la docilité. L’objet halluciné est docile par rapport aux désirs de son créateur, alors que l’objet de la réalité, même le plus satisfaisant, est toujours, à un moment ou à un autre, insuffisamment docile. C’est d’ailleurs son manque de docilité qui donne lieu au recours à l’hallucination.
En analyse, on assiste à cela lorsque le patient arrive et dit : « J’ai fait ma séance avant d’arriver, dans ma tête. Je vous parle plus facilement, je vous raconte un tas de choses que je ne retrouve plus en votre présence. » Cela rejoint les rêveries amoureuses, où l’on fait dire et faire à l’autre ce que l’on veut. Ce en quoi le mensonge et l’hallucination de l’objet docile sont adossés aux rêveries et aux fantasmes, à ceci près qu’ils affrontent un destinataire réel et qu’ils doivent tenir compte du plausible, ce qui est déjà une grande limitation et demande toutes sortes de compétences conceptuelles et sociales.
Je fais aussi l’hypothèse que chez certains enfants plus que chez d’autres, une réalité actuelle fait surgir à certains moments la nostalgie de l’objet docile. Le fait qu’ils soient gâtés ou non n’est pas un critère distinctif, chose que les parents, même les mieux analysés semblent ignorer. « Il a tout ce qu’il veut » disentils comme n’importe quel bêta de parent. Le mensonge, tout comme le larcin de l’enfant sont à la croisée du social et de l’intime.
Un soi caché
En amont du mensonge et de la mythomanie, il y a des raisons diverses, et parmi elles le fait que certains sujets et ceci est présent dès l’enfance ne peuvent survivre que grâce à un « soi caché ». Ce soi caché est la condition de leur survie psychique, qu’ils ne pourront confier à personne car ils n’en ont pas toujours conscience eux-mêmes. Masud Khan a écrit là-dessus des choses fort intéressantes. Ce sont donc des processus inconscients, en amont du mensonge qui, lui, est conscient. Ces processus inconscients et l’existence d’un soi caché ne doivent pas être confondus avec des causes du mensonge lui-même.
L’innocence de l’enfant
Actuellement il y a un grand retour à la croyance en l’innocence de l’enfant. Nous sommes entrés dans la grande aire de la bêtise. On veut laver l’enfant de toute sexualité, de toute turpitude. Qu’entend-on par l’innocence de l’enfant ? L’enfant a des pulsions très fortes, il veut en jouir, avec le moins d’entraves possibles. Il n’est donc pas innocent de ce point de vue. Pas plus par le fait qu’il ne saurait mentir. L’enfant ment et il n’a pas besoin d’apprendre à mentir. Il ment spontanément quand son système de plaisir est menacé. Il n’a pas besoin de s’identifier à quelque parent menteur. Il sait mentir par lui-même, nul besoin d’un maître pour cela. Il naît avec la compétence à parler, même s’il faut des conditions qui actualisent cette compétence innée, mais ce sont des conditions très générales de l’environnement humain. Il en est de même pour le mensonge. Il naît avec la compétence de mentir, dès lors qu’il a acquis un certain degré de maturation. Et cependant il n’est pas faux d’invoquer une innocence de l’enfant. Alors en quoi est-il innocent ? La plupart des enfants mentent à un moment ou un autre. Cette capacité est même le signe qu’ils savent se protéger, se mettre à l’abri, pour obtenir quelque chose qu’ils désirent ardemment. Mais il y a une innocence particulière à l’enfance : ce n’est donc pas l’absence de mensonge, c’est sa crédulité. Les enfants croient ce qu’on leur dit. Ils ne supposent pas l’adulte menteur. Eux-mêmes peuvent mentir, ils se savent désavantagés par le rapport de forces existant entre eux et les adultes. Un enfant peut donc à la fois être menteur et crédule. Parce que la crédulité et la capacité de mentir ne relèvent pas des mêmes fonctions psychiques. Le mensonge s’enracine dans la tentative de rendre l’objet docile, la crédulité repose sur la croyance que l’adulte, étant plus fort, est à la hauteur de ses propres désirs.
L’enfant peut donc mentir et rester « innocent » ; il perd son innocence quand il voit l’adulte mentir. Là le monde de l’enfance s’effondre. Et beaucoup d’enfants savent inconsciemment et consciemment qu’ils ne doivent pas croire certains adultes, que l’adulte ment, mais ce sont là des conditions particulières, telles que l’on peut les rencontrer dans les familles « à secrets ». Découvrant l’adulte qui ment, l’enfance s’effondre, car l’enfant n’est pas le gardien de la loi. Le mensonge de l’enfant n’a pas le même statut face à la loi que le mensonge de l’adulte. C’est l’adulte qui est le gardien et le garant de la loi. S’il ment, s’il ment gravement et que l’enfant en prend conscience, la loi vacille. L’enfant ne peut jamais être considéré comme transgresseur, même s’il fait des choses transgressives. L’adulte seul est coupable de transgression.
Ce qui poussera l’enfant vers le mensonge c’est la nostalgie de l’objet docile qui lui garantit un espace à lui, inviolable (croit-il) et secret, un séjour intime. Cela ne signifie pas qu’il vive retranché dans une rêverie perpétuelle. Le recours au mensonge est l’affaire d’un instant, moment révélateur de ce chemin secret et inconscient qui fait signe à celui qui peut entendre. Il signifie qu’il y a un processus en cours contre l’envahissement d’une réalité qu’il s’agit de tenir à distance. Le recours au mensonge chez l’enfant, sans excepter les mensonges utilitaires les plus banals, est un équivalent de barrière protectrice contre l’intrusion de l’autre dans son monde intérieur.
Le duel du mensonge
Dans le mensonge il y a un duel entre les deux protagonistes celui qui ment et le destinataire du mensonge. Je me souviens d’un tout petit enfant, pas plus de trois ans, qui avait fait pipi par terre et, niant l’évidence, disait à sa mère, l’air malicieux : « C’est de l’eau ». Il y a en arrière-plan un discours qu’il ne sait pas tenir et qui dirait à peu près ceci : »Non, tu te trompes, cette flaque d’eau à mes pieds, ce n’est pas moi qui a fait pipi, tu sais que je suis propre… etc ». Il sait à peine parler, il ne sait pas dire tout cela, mais il sait déjà mentir. « C’est de l’eau… » Il sait déjà de manière confuse que son petit mensonge implique un arrière-monde. Le monde où la mère croit que l’enfant a fait pipi par terre n’est pas le même monde que celui où elle croit que quelqu’un a renversé de l’eau par terre. Un monde exclut l’autre. Tout mensonge implique un rapport de force. Mon monde contre le tien. Le monde de ta réalité et mon monde peuplé d’objets dociles.
Plus tard, à l’adolescence, bien d’autres interdits entrent en scène le sexuel entre autres et le rapport de force peut devenir violent, voire insoutenable. L’un des deux doit plier, et il n’est bon pour personne de plier. Certains ne se relèvent pas d’avoir été forcés à l’aveu.
Un patient me disait : « Pour moi l’enfer a deux figures : l’exigence de transparence et un monde exclusivement fait d’artistes. » C’était un artiste !
L’aveu
L’aveu arraché par la menace ou le chantage affectif est le viol de cet espace intime, dont l’enfant n’a pas nécessairement conscience. L’aveu peut le soulager en lui permettant de retrouver la bienveillance de l’adulte car il n’est pas facile de garder le secret du mensonge, mais il reste la trace consciente de l’humiliation d’avoir cédé, d’avoir abdiqué, et la trace inconsciente de l’abandon de la maîtrise imaginaire de l’objet, la perte de l’objet docile. Certains souvenirs d’aveux sont littéralement traumatiques et je me demande, si, au-delà de l’humiliation consciente qu’ils représentent, ce n’est pas le renoncement à l’omnipotence infantile et à la faculté hallucinatoire qui constitue la blessure, blessure de revivre à découvert la perte de l’objet docile. Et cette perte n’est-elle pas aussi grave que la perte d’un être aimé ? Car en fait, c’est bien de cela qu’il s’agit.
Si l’aveu est extorqué, si les menaces sont trop lourdes et le besoin de garder un soi caché trop important, alors il ne restera à l’enfant ou à l’adolescent que l’ultime refuge : son corps, l’organique. Tout est bon à prendre dans l’inventaire des silences du corps pour servir d’écran. Les chagrins de la peau, le manque d’air dans les poumons, le vide ou le trop plein de l’estomac, qui ne doivent pas s’analyser comme des somatisations hystériques mais comme l’ultime refuge, l’ultime recours quand le mensonge défaille à sa fonction protectrice pour garder l’en-creux d’un objet docile, signifiant le renoncement à une activité, en somme créatrice. Seul le corps peut encore faire barrage, quand la pensée ne fait plus office de protection, quand le mensonge est inopérant à faire place à une autre réalité afin qu’il y ait deux mondes, et non plus un seul, celui de l’enfer de la transparence. Où corps et âmes sont livrés à la curiosité sexuelle infantile des parents, à leur peur sociale ou à la rage de leurs propres mensonges cachés.
L’arrachement par l’aveu n’a rien à voir avec la recherche au cours d’une analyse à laquelle se livrent l’analyste et le patient pour retrouver un motif secret dont ils essayeront d’explorer ensemble le lieu et le destin.
Pour terminer voici deux histoires de mensonges analysées par Freud.
« Deux mensonges d’enfant » (en français in Névrose, Psychose et Perversion)
Vous connaissez sans doute tous ces deux mensonges d’enfant rapportés par Freud. Il s’agit des souvenirs d’enfance de deux patientes adultes. Dans les deux cas, Freud aboutit mais estce surprenant de sa part ? à une signification œdipienne.
J’en rappelle quelques éléments. Dans le premier cas (p. 183) :
« Cette petite fille de sept ans, a demandé de l’argent à son père pour acheter des couleurs afin de peindre des œufs de Pâques. Le père a refusé en disant qu’il n’avait pas d’argent. (Je signale tout de suite ici que Freud ne relève pas ce mensonge du père, car de toute évidence ce père ment à l’enfant en lui disant qu’il n’a pas l’argent pour ce petit achat.) Peu après, l’enfant demande de l’argent à son père pour participer à l’achat d’une couronne pour la princesse qui vient de mourir. Chaque écolier doit apporter cinquante Pfennig, le père lui donne dix Marks. La petite fille rapporte la monnaie à son père, mais ne lui donne pas la somme attendue, elle prélève l’argent dont elle avait besoin pour acheter ses couleurs… »
Le père se doute de la supercherie, lui pose la question. La fille ment et nie avoir subtilisé l’argent. Elle est trahie par son frère qui la dénonce, elle reçoit un châtiment énergique, confié à la mère. La mère après l’avoir punie est ébranlée par le désespoir de l’enfant qui est énorme. La malade de Freud qualifie cette expérience comme un « tournant » dans sa jeunesse. À partir de ce moment elle devient une enfant timide et timorée alors qu’avant elle était turbulente et gaie. Elle rapporte d’autres souvenirs où elle entre en conflit avec sa mère ou son mari, pour des histoires d’argent et d’autonomie.
Pendant son traitement avec Freud elle se trouve à un moment en manque d’argent car les sommes que son mari lui envoie arrivent avec retard. Freud raconte : « Comme elle m’en parle, je veux lui faire promettre que si cette situation se renouvelle, elle m’empruntera la somme modique dont elle aura besoin entre-temps. » Elle donne sa parole à Freud, mais la situation se renouvelle et elle engage ses bijoux plutôt que de lui emprunter de l’argent.
L’histoire continue car la patiente, en bonne patiente, produit une association avec un souvenir plus ancien : elle avait eu à l’âge de trois ans comme nounou une jeune fille à laquelle elle était très attachée. Cette jeune fille avait des relations érotiques avec un médecin et la petite fille l’accompagnait à ses rendez-vous. Freud suppose qu’elle avait sans doute été témoin de certaines scènes sexuelles. Après ces rendez-vous galants, la jeune fille donnait à la petite fille quelques piécettes d’argent pour s’assurer de son silence. La petite, ayant joué ostensiblement devant la mère avec l’argent reçu, et, interrogée à ce sujet par sa mère, avait avoué la provenance de cet argent, trahissant ainsi le secret de sa nounou bien-aimée. Celle-ci fut immédiatement congédiée. Freud ne fait aucun commentaire sur la férocité de la conduite des parents qui arrachent brutalement la jeune fille à l’enfant qui lui était très attachée, et conclut à une équation dans la tête de l’enfant entre demander de l’argent et avoir une relation sexuelle, forcément avec le père. Il dit : « L’enfant ne pouvait avouer qu’elle avait pris de l’argent, elle était obligée de nier parce que le motif de cet acte, motif à elle-même inconscient, n’était pas avouable. » L’effondrement de l’enfant s’expliquant pour Freud par le fait qu’en la punissant son père avait refusé la tendresse qui lui était offerte. Est-ce que le désir de se procurer ce qu’elle voulait malgré le refus du père, refus basé lui-même sur un mensonge, et la crainte devant la férocité du père, ne suffisent pas à faire perdre confiance à une enfant ? À lui donner envie de se protéger devant un monde si contraire à ses propres désirs ? J’ai une grande admiration pour Freud, mais bien souvent lorsqu’il s’agit de pères et de petites filles, je ne peux pas le suivre comme j’aimerais le faire.
Le deuxième exemple raconte l’histoire d’une patiente qui est déprimée et qui se déprécie. Pour preuve, elle raconte qu’enfant déjà elle était menteuse et vantarde. Un jour en classe la maîtresse avait demandé aux enfants de dessiner une cerise à main levée. Elle avait triché et avait dessiné un cercle parfait en se servant secrètement d’un compas. Elle fut découverte, et humiliée. Là encore, Freud arrive à une conclusion similaire : elle s’était vantée et avait menti pour être à la hauteur d’un père idéalisé, père qui dessinait très bien, mais qui par ailleurs n’était pas à la hauteur de l’admiration que lui vouait sa fille. Sa tricherie et son mensonge, explique Freud, seraient en relation avec le désir de séduire le père. Sans chercher des causes œdipiennes et le désir de plaire au père, on peut supposer qu’un enfant veuille briller aux yeux de sa maîtresse pour des raisons qui lui sont propres. Comme Freud est lui aussi brillant (!) quand il veut démontrer quelque chose, sa chose, sa cause, sa construction est efficace, elle est presque convaincante, mais ne me convainc pas !
Est-ce que par hasard les théoriciens de la psychanalyse ne deviendraient pas fabulateurs malgré eux quand il s’agit de prouver le bien fondé de leur théorie ?
Si l’on avait appelé Mélanie Klein à la rescousse, elle aurait trouvé d’autres causes, sans parler de Lacan qui aurait sans doute trouvé un signifiant volant d’une séquence à l’autre représentant la défaillance d’une castration symbolique. Et Maria Torok nous aurait peut-être trouvé quelque ancêtre menteur, dont il fallait coûte que coûte préserver le trésor. D’autres encore auraient retrouvé une dépression maternelle méconnue pour expliquer le recours à la vantardise, etc…
Dès qu’il s’agit de trouver une explication les théories s’engouffrent, et toutes ont leur mot à dire.
C’est pourquoi j’ai préféré parler de la fonction du mensonge plutôt que de donner des explications quant au contenu d’un mensonge particulier qui peuvent toutes se justifier. Il faut différencier le contenu d’un mensonge, contenu latent auquel Freud s’attache et qu’il analyse comme un rêve, de sa fonction de barrière psychique contre la violence de l’autre qui menace le Principe de Plaisir. Les anglo-saxons, en distinguant le Soi du Moi (qui ne se structure pas avec du refoulement, mais qui est le lieu de l’intime), diraient que le Soi protège le Moi d’une dépendance insupportable, voire de la régression à une reddition.
Toute pensée est toujours déjà affectée dès lors qu’elle s’effectue. Le mensonge est une pensée affectée adressée à quelqu’un. Là où il y a mensonge il y a un affect, dont la signification peut être importante à découvrir, mais dont il s’agit avant tout de comprendre le moment psychique en tant que processus dynamique de construction d’une barrière de protection. Le mensonge nous intéresse en psychanalyse parce qu’il dévoile un processus en cours à un moment donné.
Le mensonge est l’explication plausible pour l’autre pour garder le secret d’un pli intérieur.
Une autre réalité
Au départ le mensonge suppose donc un destinataire.
Le mensonge, comme toute œuvre, prendra les allures de son temps. Car l’autre n’est pas seulement un parent isolé, mais tout un champ de croyances, un champ social. Ceci vaut surtout pour l’adolescent ou l’adulte, mais le petit enfant aussi est traversé par les flux des désirs, et des discours dominants. Un proverbe arabe dit : « Le fils ressemble plus à l’époque qu’à son père. » L’explication est toujours de l’époque. Cherchez la nôtre !
Le mensonge offre ce que l’autre désire entendre, et ce que l’époque appelle.
L’âge de l’adolescence illustre au mieux à la fois la production de la fiction faite sur mesure et le besoin de protéger un espace de l’intime. C’est un moment difficile pour tout le monde, mais il faut le dire vite : ce sont les parents, les adultes qui paniquent. Quand arrive le moment de l’adolescence, le couple parental a souvent déjà du plomb dans l’aile, en tout cas pour ce qui est du désir sexuel, ça s’est un peu essoufflé. La curiosité sexuelle restant intacte, comme chez tout le monde. Ils reçoivent en pleine figure ce à quoi ils essayent de ne pas trop penser. L’adolescent, dans l’éclosion de ses ardeurs et la maladresse de ses choix, les y oblige. Ses mensonges peuvent souvent se lire comme l’interprétation de la réalité imaginaire dans laquelle vivent ses parents. Et alors on a des surprises car se dévoilent des zones de turbulences parentales dans leur maillage avec celles de l’époque.
Si tant de parents sont effondrés en découvrant les mensonges de leur enfant, c’est qu’au-delà de la gravité du mensonge, ils perçoivent consciemment ou non, l’abîme qui s’ouvre entre l’image rêvée qu’ils ont de leur enfant et l’image que l’enfant réel leur livre d’eux-mêmes, par le truchement du mensonge. Tout mensonge accuse son destinataire.
Par le mensonge, l’enfant accuse le parent de ne pas le comprendre et, du même coup, l’agresse de cette incompétence. Je ne plaide pas en faveur d’un laisser mentir sans limite, les parents ne peuvent pas jouer aux idiots et faire semblant de gober tous les mensonges.
Il n’empêche que le mensonge peut être l’ultime recours pour dire : « Tu ne passeras pas. » Le mur du mensonge préserve l’enfant des angoisses parentales que provoquerait la vérité, et de ses propres angoisses s’il avait choisi d’abdiquer face à leurs exigences. Alors « Tu ne passeras pas » dans le monde qui est le mien où je crée ce que je veux, où je préserve le principe de plaisir.
Si l’on s’abstient de juger, alors le mensonge rejoint le jeu, la créativité du « On dirait que… »et il invente pour les besoins de la cause, les besoins de sa cause. Parfois le mensonge est misérable, d’autres fois riche en inventions en rebondissements. Il rejoint la capacité de créer une fiction.
« Je mens donc je pense » vaut pour tout menteur, mais plus encore pour l’enfant car il est réellement dépendant des adultes. Il faut une sacrée dose d’intelligence pour faire un bon mensonge, bien adapté à la réalité de l’autre. Par son mensonge, il éprouve sa capacité de penser pour son compte et ceci de façon à la fois réelle et illusoire. Il simule un acte de liberté. Comme le disait Lacan, « L’enfant n’a pas la jouissance de son acte. » Comme on dit la jouissance d’une propriété. « Je mens donc je pense ; donc j’existe pour mon compte, dans un monde issu de mon omnipotence, de ma capacité à imaginer, mais j’existe aussi dans le monde de l’autre grâce à ce mensonge fabriqué sur mesure, qui me relie à lui tout en m’en séparant. »
Le prix à payer pour de telles acrobaties s’avère être parfois disproportionné au plaisir qu’il préserve.
Freud disait que le principe de plaisir était le garant de la vie, et pas seulement de la vie psychique, et qu’il restait actif tout au long de la vie. Le Principe de Réalité est cependant nécessaire et il est inexorable, sauf pour les artistes qui, selon Freud, pouvaient l’ignorer plus que d’autres, parce qu’avec leur art ils créent une autre réalité (qui a ses propres contraintes obéissant au Principe de Conception).
L’acte créateur n’est malheureusement pas toujours au rendez-vous dans ce désir d’une « autre réalité ». Le mensonge reste alors la seule invention possible face à une réalité refusée. Il est l’art du pauvre. Ou l’art pauvre, « Arte povera », à défaut d’un savoir du bien dire. Et n’oubliant pas le cortège de malheurs accolés au mensonge, qu’ils soient en amont ou en aval, je dirai, pour conclure avec un peu d’emphase :
le mensonge est la face maudite de l’acte créateur.
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