(Paru dans la revue « Espace »N° 15 , Automne 1987)
À Paris, les marronniers étaient en fleurs. Il s’en souvient. Il voulait sortir. Elle ne voulait pas. Il ne pouvait pas lui dire que c’était à cause des fleurs. Une vague honte lui interdisait de parler de la beauté. À moins que ce ne fût de son plaisir. D’ailleurs, aurait-il su trouver les mots? Il aurait voulu qu’elle comprenne.
Qui était-Elle? C’étaient toutes les elles quand l’enjeu était de faire comprendre ce qu’il ne pouvait énoncer clairement pour toutes sortes de raisons. Cette vague honte de l’intime. Dénuder le corps, ce n’était rien, mais dénuder l’âme, parfois impossible. Il rêvait d’une âme sœur. Mais cela pouvait à l’occasion être aussi un homme.
«Elle ne comprenait rien. Très tôt, je me suis dit qu’elle était bête, et cela me faisait de la peine. Je me suis souvent senti très seul auprès d’elle. Enfin, pour autant que je me souvienne…
J’avais quatre ans quand j’ai compris que ma mère incarnait pour moi la bêtise. Elle était tout le temps là, elle s’occupait tout le temps de moi. Bêtement. Il n’y avait même pas quelqu’un d’autre pour m’en distraire.»
La plainte de l’incompréhension de la mère, du père ou des parents est banale, surtout chez les adolescents. Ils ont, le plus souvent, le moyen d’y remédier en se tournant vers d’autres comme eux. Ce sont les amitiés et les amours qui prennent la relève de l’entente momentanément ou définitivement rompue avec les aînés. Aux liens «verticaux» se substituent les liens «horizontaux», substitution qui évite rarement l’expérience des moments de solitude. Ce qui est moins banal, et ne fait pas partie d’une évolution que l’on pourrait qualifier de normale dans le processus de socialisation, c’est la précocité du sentiment de solitude et d’incompréhension et, comme dans le fragment cité, la conscience tout aussi précoce d’un partage impossible dont la mère porterait la faute. Ici c’est sa «bêtise», ailleurs cela pourra être sa froideur ou son absence, ou encore tout autre défaut qui viendrait rendre manifeste et inscrire dans la mémoire la fin d’une idylle quand ce n’est la confirmation du chagrin qu’elle n’a jamais eu lieu. On a beaucoup écrit sur les mères des autistes qui seraient dans une proximité telle que la parole même devient impossible. Cela ne signifie en rien qu’il y a compréhension. Je me bornerai ici à un aspect moins apparemment dramatique mais plus fréquent des premiers rapports.
Le constat précoce de la «bêtise» maternelle ou simplement du sentiment qu’elle ne comprenait rien (en dehors des besoins stricte- rient corporels) provoque une clôture prématurée du monde intérieur de l’enfant qui reste en souffrance d’échange imaginaire. Il y a clôture forcée et orthopédique sur un vide interne pour se préserver l’un l’autre, inadéquat à proposer ses métaphores au partage. La clôture, au lieu d’être constitutive de l’intime avant même qu’il soit devenu le propre du sujet, signale seulement une blessure et une carence. Cette blessure s’ouvrira d’autant plus dans la douleur qu’à chaque rencontre avec un autre, celui-ci répétera un lâchage et ne saura pas deviner la honte de l’indicible nostalgie du partage. L’âme s’isole ou devient la proie de l’extérieur; reste le corps, livré comme un rébus aux sollicitudes soignantes. Même l’orphelin pourra à l’occasion avoir plus de chances d’être propriétaire d’un monde de rêves qu’il aura eu le loisir de prélever sur une passante dont l’accès ne lui aura pas été barré par une mère trop réelle, et sans avoir eu à souffrir d’un souvenir conscient ou inconscient d’un repli forcé. S’agit-il dans ce cas de refoulement? Rien n’est moins sûr. Mais d’un non-lieu plutôt qui peut parfois en analyse se constituer en lieu. La quête d’une âme-soeur est le frayage vers un autre nécessaire, pré-figuration du semblable, qui comprend comme on voudrait se comprendre soi-même sans qu’on aie recours au dire. Un autre, imaginairement identique à soi, vu du dedans, dont l’intuition particulière est cette «Einfühlung» dont parle Freud et qui ne peut se traduire en français que par ce mot inélégant d’empathie.
L’expression d’âme-soeur désigne la nostalgie de cet autre empathique que l’on est pour soi-même dans les cas heureux, où enfin on se comprend, à partir d’un savoir intime sur soi, savoir qui est un sentir et qui rend possible la parole intérieure. Mais que faire à partir d’une expérience précoce avec une mère toute dévouée au monde du visible?
«Et la Mère, fermant le livre du devoir,
S’en allait satisfaite et très fière, sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front d’éminences
L’âme de son enfant livré aux répugnances.» (A. Rimbaud)
L’absence est assurément moins redoutable que la bêtise présente car, si elle laisse la détresse et une béance, elle n’obture pas l’espoir.
Pendant longtemps et pour beaucoup, le Monde Intérieur était synonyme de l’âme, à laquelle s’adjoignaient selon les cas les élans du cœur. Que ce Monde se peuple d’images, de rêves ou de mélodies, qu’il soit riche ou pauvre, ou encore que le «ça» impulse telle ou telle représentation, c’est d’abord une affaire de sentir, se sentir vivre du dedans. La grisaille de l’âme se mariait aisément à un cœur de pierre, tout comme un cœur en or s’alliait de préférence à une grandeur d’âme. La tête, siège de la raison, se devait de faire régner un certain ordre, afin que les mots de la langue soient prononcés selon la syntaxe requise et les usages en cours. Car l’on ne pouvait, ni on ne peut, dire n’importe quoi à n’importe qui sans encourir le risque de passer pour fou. Nos mots se doivent des convenances, et si par malheur ils subissent des bousculades, et si d’aventure ils s’avancent pêle-mêle, l’on y cherchera encore la pâleur de nos raisons. Le tumulte est en-deçà et en dedans. Encore heureux quand il trouve la voie des larmes, des cris ou du geste malappris. Mais ensuite, quel désarroi et quelle fatigue, sans parler de la solitude, si personne n’est là pour inventer un récit plausible. Le plausible, ce n’est pas la raison, mais introduit des raisons , où peut se glisser en catimini, par des mots de passage, l’intime.
Bien des analysants viennent pour ce tumulte qui échappe à fa raison et à leur entendement . Pour ne pas être seuls . La « demande » d’analyse se formule rarement en termes de tumulte, de dénuement ou de murailles de l’âme. Et l’on s’ingénie à fournir au médecin du moment quelque symptôme qui ait sens pour lui.
Car la question est là, centrale et toujours évitée : que faire, comment faire pour se comprendre et se faire comprendre? Mettre en rapport son Monde avec celui d’un autre est bien l’enjeu du « comprendre » . Se faire comprendre est une nécessité vitale dès le début de la vie et elle le reste tout au long de celle-ci, même si l’on ne hurle plus comme un nouveau-né dont la mère défaille à saisir le besoin du moment.
De tous temps, ou presque, on savait pourtant que la raison seule était insuffisante pour frayer le chemin de l’un à l’autre. Tout un chacun est tour à tour l’un ou l’autre, et seulement quand le tumulte n’est pas trop important, alors seulement tout un chacun peut être pour soi-même l’un et l’autre. Mais pas toujours, pas tout le temps .
Cœur, âme, raison ne sont pas des concepts mais des métaphores qui indiquent des pôles, des lieux de circulation d’images, du sentir et des pensées, bref ce qui est la consistance du Monde Intérieur. Celui-ci se constitue progressivement par une série de séparations d’avec le monde extérieur. Il ne peut toutefois s’intérioriser chez l’enfant qu’à la condition qu’il n’y ait ni fermeture brutale – incompréhension ou bêtise – ni effraction permanente.
Au début de la vie, cette séparation est celle qui marque la différence entre l’éveil et le sommeil. Un bébé dont les besoins sont satisfaits s ‘endort . Son monde intérieur est d’abord son sommeil. Il ne supporte l’absence que satisfait et endormi. Les racines du monde intérieur sont le monde onirique. A quoi rêvent les bébés? Au sein, au biberon, aux couleurs, aux odeurs, aux sensations tactiles . . . à leurs perceptions du moment. Ce sont là nos suppositions. L’infans ne nous le dira jamais . Mais on peut supposer qu’il est d’abord fait de traces de perceptions , puis de la tension qui se créera progressivement entre les besoins organiques, leur satisfaction et l’émergence de demandes qui excèdent la matérialité de l’objet du besoin. Cette tension interne ne peut se combler qu’avec des objets « créés » , rêvés . A leur tour ces créations ne deviennent crédibles pour lui que si elles entrent dans une circulation métaphorisable avec autrui. Sinon c’est la fermeture précoce et, soit le maintien excessif d’une dépendance « matérielle » , soit un autisme à bas bruit ; ou encore des somatisations qui souvent sont le tenant-lieu d’un monde intérieur, d’un imaginaire impossible et bloqué. Une douleur, un eczéma ou un asthme peuvent être le lieu trop réel où du corporel vient à la place de l’imaginaire retenu, car sans valeur pour l’autre. La douleur seule signale à certains leur espace intérieur. La tripe à la place de l’âme. Le monde intérieur est donc à la fois assimilable à l’imaginaire mais ne peut être vivable pour le sujet que si cet imaginaire n’est pas coupé du reste du monde . On vit avec son monde intérieur comme on vit avec les autres, en plus ou moins bonne entente et l’on souffre de son monde intérieur comme on souffre de l’autre qui ne «comprend» pas ou que l’on ne comprend pas. Cette «compréhension» ne peut donc en aucun cas être réduite à une activité intellectuelle ou de pure raison puisque la demande qui excède la matérialité de l’objet du besoin est par essence déraisonnable.
Si le petit d’homme se distingue du petit animal c’est d’abord par sa déraison. En d’autres termes, par la demande qui excède l’utile. Le sein, première métaphore d’objet, s’il est rêvé, halluciné ou représenté, c’est dans la mesure où son attente crée un vide supplémentaire que le lait seul ne pourra pas combler. C’est dans la tension de l’attente que vient prendre place, non le seul souvenir d’une tétée ou de la sensation de l’estomac plein, mais une représentation d’objet, une visualisation intérieure soit du sein ou de la mère, ou des bruits qu’elle fait à son approche, ou son odeur, écrins de l’objet matériel et utile à la satisfaction proprement dite. Le monde intérieur est peuplé d’objets inutiles. Le sein, objet d’abord extérieur utile et nécessaire devient le socle du monde intérieur, non par la consommation, car il n’est jamais consommé, mais par sa capacité à se transformer en objet inutile mais nécessaire par le clivage qu’il supporte entre la raison de la faim et la déraison de l’amour. Et cela n’est qu’un début… car plus tard c’est bien cette impossibilité à consommer l’autre qui fera l’impossible réduction de la pulsion sexuelle à la jouissance d’une présence.
«Ma mère incarnait pour moi la bêtise». C’était une bonne mère nourricière, mais elle n’avait pas d’âme. Impossible de lui demander les marronniers en fleurs, le partage de l’inutile. Pour cela, il faut au moins s’inventer une âme-soeur. Quelqu’un à qui l’on suppose la même déraison, avec qui l’on peut échanger ou partager les indispensables objets inutiles: la beauté, la nostalgie du sein, malgré le lait. Si le sein, dans son acception métaphorique peut être considéré comme le premier objet qui pourra signifier la continuité entre l’extérieur et l’intérieur tout en se dédoublant en deux objets hétérogènes, il n’est que le degré zéro du monde intérieur, socle sur lequel viendront s’étayer toutes les représentations intérieures. Mais il n’est pas possible d’en commencer l’énumération (fictive) si l’on ne pose le zéro de toutes les séries. Car on sait que le Monde Intérieur est assujetti aux besoins vitaux. L’on ne pense pas aux marronniers en fleurs si le corps est dans la détresse, et – à moins d’être fou – on ne rêve pas face à un tigre affamé.
Toute autre est la recherche de certains mystiques, recherche de mortifications corporelles afin d’éprouver, de mettre littéralement à l’épreuve l’existence de l’âme, mais pas sans invoquer l’Autre. Là encore, si le corps est mis à mal, ce n’est pas dans la solitude complète, cette solitude n’est que matérielle et offre ainsi une place encore plus grande à la présence immatérielle de l’autre. Le monde intérieur devient lieu d’accueil de sa propre immatérialité, en d’autres termes de son âme.
Voici donc deux extrêmes d’une série possible: à un bout le sein matériel et immatériel à la fois (objet sans visage encore); à l’autre, l’âme et son correspondant d’en haut, haut lieu de l’inutile, de la déraison et de l’immatériel: dieu à la face invisible.
De Certeau, dans «La Fable Mystique», dit: «L’âme devient le lieu où cette séparation d’avec soi est le ressort d’une hospitalité, tour à tour «ascétique» et «mystique» qui fait place à l’autre.»
L’on ne parlerait pas si l’enjeu n’était de faire entendre, aussi, les paroles non dites. Or pour les mystiques, selon de Certeau encore, «l’âme» est ce parler intérieur et le lieu de séparation d’avec soi, un lieu d’énonciation. «Enonciation de quoi ? Thérèse d’Avila le précise: de l’âme…» Mais ce parler intérieur est un dit sans paroles :
Il n’est pas question ici d’opérer une réduction abusive entre l’«âme» du discours des mystiques et ce que tout un chacun peut prétendre posséder comme Monde Intérieur ou vie psychique, voire même comme l’âme laïque, «das Seelenleben», selon Freud. Mais peut- on faire l’impasse sur ce savoir singulier lorsqu’on aborde la question sur l’espace intérieur et le clivage primordial des objets de l’amour? Les institutions des Masses ordonnent les voies de l’amour et font taire le tumulte intérieur au profit d’une verticalité apparemment plus laïque, d’où le parler intérieur est d’emblée relégué à l’heure du sommeil. Les mystiques, les amoureux et les poètes retrouvent ou créent les métaphores du singulier et de la solitude, et renouent avec les origines de la séparation.
D’autres séries peuvent s’envisager qui partent de l’extérieur, s’intériorisent, puis donnent lieu à la quête. Mais il est un lieu de passage obligé, un carrefour des désastres, un lieu de retournement, où le dehors et le dedans peuvent pour tout un chacun perdre leurs contours imaginaires qui les rendent vivables, où guettent les moments de folie si se produit le collapse affolant, où le sujet peut se trouver en déshérence de lieu tout court, hors de soi, hors lieu, hors corps. Ce passage obligé est le visage de l’autre. Ni dedans, ni dehors.
Si le sein, métaphore à la fois de la faim du corps et de la faim d’amour peut être considéré comme le point zéro de l’intériorisation du monde, l’humanisation à proprement parler se fait par le visage de l’autre et son emprise sur l’image de soi. Si plus tard l’enfant se reconnaît dans le miroir et voit son visage comme différent du visage de l’autre, il restera toujours à l’homme ce point de fragilité qui maintiendra ouverte sa quête de l’autre dont le visage gardera le pouvoir de lui dire en ses moments de désarroi qui il est, de s’y retrouver en son semblable, ou d’être rejeté vers l’innommable ou la désolation. Le visage de l’autre est la frontière entre le Monde Intérieur et l’extérieur bien avant que les «instances», selon Freud, du Moi et du Surmoi ne viennent en constituer les barrières psychiques.
Mais le visage n’est pas réductible à l’image, à ses traits. Il est à son tour l’expression d’un dedans, le «miroir de l’âme». Le visage parle et s’écoute. Pour cela, on ne prête pas de visage aux animaux. Bien que vu, il n’est pas du domaine du simple visible, il sollicite un autre regard, celui qui est affecté, avant même de voir, par les valeurs où se conjoignent l’esthétique et l’éthique, la beauté, la bonté et les intolérances au trop étranger. L’amour et la haine peuvent ainsi naître au premier regard, ce qui n’exclut pas que les visages aimés sont soumis à une lente appropriation, et qu’ils y échappent sans cesse.
Si donc le visage est ce point de bascule entre le dedans et le dehors, il représente aussi un moment de silence qui signifie de part et d’autre le passé qui ne se dit pas, qui n’entre pas dans le récit mais en est la doublure, comme la parole intérieure.
Comment se fait-il alors que la rencontre du même, de l’identique, et particulièrement celle du double, provoque une telle horreur, un tel effroi? Bien que ce soit une expérience rare, son évocation dans la littérature ou même au travers de l’expérience d’autres est immédiatement comprise comme expérience limite de l’étrange: das Unheimliche.
C’est que la rencontre du double est d’abord expérience d’un évidement et signifie par là l’extrême solitude. Ne trouver face à soi que sa propre forme signifie par là l’extrême solitude. Ne trouver face à soi que sa propre forme signifie qu’autrui n’est plus là comme semblable et donc comme garant de la vie. L’hallucination du double est la perte du semblable, qui seul peut soutenir en tant qu’autre l’illusion et le désir de se faire comprendre, la nécessité du partage, de l’échange entre l’intérieur et l’extérieur. Le Monde Intérieur se réduit alors seulement à l’image, au simple vu. L’intérieur se dévide par l’inversion du regard. La demeure intérieure (das Heim) ne recèle plus le passé comme expérience toujours un peu mystérieuse qui tend à se dire, à se représenter pour autrui, mais se trouve toute entière hors de soi dans une pure forme, identique à soi, et donc totalement étrangère. Freud dit bien que l’inquiétante étrangeté est tout ce qui devrait rester secret et caché et qui se manifeste, c’est-à-dire tout ce qui devrait rester invisible et devient visible. A propos du double, se référant à l’ouvrage de Rank, il dit aussi: «… car le double était à l’origine une assurance contre la disparition du moi, un «démenti énergique contre la puissance de la mort» (O. Rank) et il est probable que l’âme «immortelle» a été le premier double du corps».
Bien qu’athée, Freud s’est toujours servi du mot «âme» pour désigner la vie psychique (das Seelenleben); les maladies «mentales» s’appelaient les maladies de l’âme (Seelische Leiden), tout comme le malade mental était pour lui un malade de l’âme (der seelische Kranke).
Si le terme «psychisme» suffit le plus souvent à traduire le mot âme du texte de Freud, l’éviction systématique du mot âme dans les écrits psychanalytiques, due à la peur d’une connotation religieuse, empêche d’avoir recours à tout un pan de métaphores sans lesquelles bien des choses ne peuvent se dire et restent comme interdites. Comme si l’usage de l’expression «appareil psychique» n’était pas aussi une métaphore; elle a simplement l’avantage de faire plus scientifique et de déconnecter toute association avec non seulement le «religieux» mais aussi le poétique, ce qui signifie un réel et inutile appauvrissement de la langue. Concernant la vie psychique, notre balbutiement est encore tel qu’il est non seulement prématuré de nous priver de toutes les métaphores que la langue, et notamment celle des poètes et des mystiques nous offre, mais qu’il est même imprudent d’écarter de ce fait tant d’expériences subjectives avant même d’avoir pu les accueillir. Le double représente une régression topique à un moment psychique pré-spéculaire du non-séparé. Il est une spacialisation illusoire et hallucinée d’un dedans qui «normalement» reste scellé par le refoulement structurant qui représente la nécessaire fermeture qui sépare soi de l’autre, celui-même dont le visage a été la partie manquante du corps propre avant que le regard n’acquière sa capacité de séparation et que le symbolique distribue à chacun sa place (je dirai ses places). Celui qui rencontre son double est dépossédé de son monde intérieur. C’est à proprement parler une expérience diabolique. Il faut toutefois se garder d’assimiler à cette régression pathologique et jamais voulue par le sujet – qui rencontre son double toujours par surprise – aux recherches mystiques et de méditation où certains prétendent «sortir» de leur corps et se voir de l’extérieur d’une manière voulue et soutenue par une croyance et des pratiques corporelles et spirituelles. Ils sont soutenus en cela par un discours et un travail psychique qui, bien qu’échappant à nos explications rationnelles, ne sont pas réductibles à une simple pathologie. Ces «visualisations» sont voulues et représentent le résultat d’une quête. A ce titre, elles ne provoquent pas l’effroi car elles entrent dans une symbolique partagée qui rend l’expérience pensable consciemment, maintenant ainsi la fermeture d’un intérieur. Malgré l’inversion du regard, il n’y a pas de perte de soi, ni d’autrui. Dès lors qu’une expérience – pour extraordinaire qu’elle soit – est objet de la pensée, elle est attendue, et par là «créée» par le sujet; ceci lui ôte le caractère d’évidement, d’effroi et de solitude. Entrant dans une symbolique, le dédoublement n’est plus alors diabolique.
Il est une toute autre quête, bien moins mystique mais plus quotidienne, c’est celle de l’âme-soeur. A l’effroi de voir l’invisible, à la gémellisation inattendue du corps dans le registre du pur visible, vient faire pièce la recherche d’un autre tout de compréhension supposé, un corps autre habité d’une âme jumelle, dont l’effet est au contraire l’apaisement du tumulte interne. L’âme-soeur est un double intérieur qui rassure et se joue sur le terrain de l’amour, là où le double extérieur est synonyme de l’horreur et de la solitude.
L’âme-soeur peut être l’amante ou non, du même sexe ou de l’autre: ce qui prime c’est l’entente et le partage, la «compréhension» enfin trouvée au-delà des mots, ou par l’usage des mots qui, enfin, ont la même résonnance intime chez l’un et chez l’autre. Le rapport sexuel – s’il a lieu – viendrait plutôt interrompre la circulation des mondes intérieurs, et le désir – s’il se fait violent – introduit la différence où, à la longue, la paix des âmes gémellaires viendra se blesser aux avatars des jouissances sexuelles. Si l’entente dure, c’est souvent au détriment de la passion et de la différence des sexes portée en emblème par les partenaires. Car le double de l’âme est un double du féminin, quels que soient les sexes anatomiques en présence. Si en français l’expression «âme-soeur» rend bien compte à la fois de la métaphore de la soeur et d’un rapport d’âme à âme, il n’en est pas de même dans d’autres langues; mais ce qui subsiste, et ce que l’on retrouve chez de nombreux poètes, c’est le terme «soeur» pour désigner cette proximité de l’intime, au féminin, ainsi que le rapport d’horizontalité, là où le double rappelait sous des aspects de l’identique un rapport de verticalité. Bien que d’apparence identique, le double est un même étranger qui regarde d’en haut; la soeur, au contraire, est un semblable, dont la compréhension empathique supplée et rend claires les zones de son propre monde à soi-même opaques. Très nombreux sont les exemples en poésie. Je n’en citerai que deux. De Baudelaire, les plus connus:
«Mon enfant, ma soeur
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble»
(L’Invitation au Voyage)
ou encore:
«Comme deux anges que torture…
«Ma soeur côte à côte nageant, Nous fuirons sans repos ni trêves Vers le paradis de nos rêves. »
(Le Vin des Amants) Et chez Georg Trakl:
«La soeur folle réapparaît dans les cauchemars de quelqu’un.
Couchée sous la coudraie, elle joue avec ses étoiles.
L’étudiant, peut-être son double, l’observe longtemps par la fenêtre. »
(Psaume)
ou encore:
«Soeur, toi que j’ai trouvée dans la clairière solitaire… »
(Printemps de l’âme)
Il ne s’agit jamais d’une «vraie» soeur, mais de. l’expression de son âme sous les traits féminins de la même génération, qui est promesse d’apaisement intérieur et de clarté. On parle à la «soeur» comme on parle à son âme , avec la certitude en plus qu’elle est femme. Femme-soeur qui aurait séjourné en un même lieu maternel. Partage d’un séjour antérieur à la mémoire , antérieur à l’usage d’un échange par la parole. D’où la certitude de sa «compréhension» qui va sans dire et que ses mots ne peuvent être que justes.
La «soeur» garde la trace de l’enfant, et représente l’ébauche du semblable dans une série où le charnel n’a pas le primat. Comme par ailleurs l’ange a été jusqu’au XVIIème siècle le représentant de l’enfant et celui-ci représentant de l’âme dans la peinture, on aurait en quelque sorte deux séries, l’une charnelle, sexuelle, et nécessairement soumise aux interdits: diable – corps – adulte (parents), l’autre plus spirituelle et apaisante: ange – âme – enfant – soeur, cette dernière tout en refoulant le retour possible du diabolique, de la mère nocturne, du double mortifère, est cependant déjà ni tout-à-fait innocente ni tout-à-fait immatérielle. Elle est la spacialisation du passé que le sujet porte en lui, ou le faux témoin d’un paisible rapport mère-enfant.
Bien évidemment, une étude plus sérieuse et académique m’aurait inévitablement menée aux portes d’Athènes, aux amours de Platon. Mais en des moments de détresse, ce n’est pas vers la mémoire savante que l’on se tourne, mais vers le réservoir de métaphores que nous fournit la mémoire de la langue pour arrimer tant soit peu le tumulte du dedans par l’imaginaire qui fait sens, si ce n’est fondement, et arrête l’hémorragie de vie que peut être pour beaucoup certaines solitudes, ou la bêtise maternelle trop tôt perçue. Où il n’y aurait d’«Elle» que ce qu’elle donne à voir, le corps sans âme, Elle-Moi, pures images à deux dimensions sans dedans, sans volume.
Le double, régression topique, est cependant une rencontre assez rare. On pourrait s’étonner de ne pas le retrouver à chaque catastrophe, à chaque perte d’objet d’amour. Même si le «malheur» tend le plus souvent à provoquer, momentanément du moins, des réactions «régressives», quelque chose tient malgré tout fermé le circuit interne. Ce quelque chose ne peut pas se nommer aisément. Mais il est très certainement dû à la persistance, la non-perte, de la notion d’autrui. Place à la fois symbolique mais nécessairement soutenue par la croyance (sentimentale?) en autrui comme semblable. Illusion indispensable au maintien de cette fermeture. Ce n’est pas le contenu de cette illusion, qui bien évidemment ne se formule pas chaque fois en des termes d’âme, ni de sœur, ni même de compréhension, mais la capacité de l’illusion, la capacité de créer hors de soi un autre vivant avec qui l’on pourrait être en correspondance intime, sans mots. Ensuite peuvent, doivent, venir les mots mais ils ne sont possibles qu’à partir de ce préalable d’un silence qui est partage implicite. Illusion du «comprendre» réalisé en pensée ou dans les faits. Se faire comprendre pour se comprendre. La représentation et la parole devenant possibles à partir de cette illusion fondatrice s’opposant à la solitude extrême qui détruit la présence d’autrui en soi. L’espoir d’une gémellité intérieure (l’âme, la sœur) s’oppose au retour du temps d’avant le visage de l’autre, aux visages non-séparés, gémellités des corps. L’illusion fait barrage à l’hallucination, la création de l’autre semblable à l’absence d’autrui, la face immatérielle de l’objet – mamelle invisible – à son retour réel et affolant. La «sœur» maintient en sommeil, maintient dans «mon» sommeil la mère terrifiante, non-séparée. La «sœur», mon âme, mon semblable (ici le possessif est de rigueur) est apaisante là où «je» ne peux plus être pour Moi l’un et l’autre. Elle peut être l’autre de soi, représenter l’existence du monde intérieur invisible, non réduit à l’image persécutrice.
Elle est supposée comprendre à partir d’un lieu qui rassure par l’horizontalité du lien. Elle n’est plus «au-dessus» et devient autrui, mon semblable. La verticalité du lien ne s’incarne pas, elle est symbolique comme une absence acceptable. Que dans le jargon analytique cette verticalité se raconte en termes de Père signifie qu’il n’est pas d’emblée un semblable, qu’il maintient le dehors comme non identique et qu’il représente et symbolise la fermeture possible de l’intime.
Certains, plus que d’autres, souffrent du sentiment de solitude et d’incompréhension. Cela ne veut pas dire qu’ils n’aient pas eu de mère ou de père, mais que ce processus d’instauration du semblable n’a pu se faire. Les raisons sont toujours différentes et dépendent d’histoires singulières; la quête d’une âme-soeur devient alors une passion ouverte ou méconnue qui apprivoise le féminin en soi, là où risque de surgir le double, la terreur nocturne d’un temps où l’on n’était séparé de l’autre que par le sommeil. La mère du nouveau-né est onirique et la «sœur» son passage métaphorique vers le semblable, quand elle n’est pas orthopédie de l’autre en soi-même. Elle est ouverture vers l’ombre du jour et séjour de l’intime que le rapport sexuel laisse en souffrance.
Dans les situations de danger ou de nécessité vitale, le monde intérieur cède le pas à l’instinct de survie, au détriment de la jouissance du beau, de la nostalgie partagée et du passé. Le présent ne supporte le rapport du sujet à son monde intérieur que s’il n’est pas dangereux pour la vie du corps. Ainsi certains vivent-ils perpétuellement aux aguets et doivent sans cesse couper les communications internes de la déraison parce que soumis sans cesse à quelque cruauté du présent qui exige l’exercice de la pure raison. Tout accès au monde intérieur est dangereux lorsque le présent nécessite une attention accrue tournée vers l’extérieur. Et l’on sait que bien des névroses régressent en temps de guerre, non seulement parce que l’horreur est dehors, mais parce que se verrouillent par nécessité de survie les démons du dedans.
Mais sans aller jusqu’à ces extrêmes, le travail intellectuel s’effectue pour beaucoup à partir de la fermeture de soi à cet autre de soi, reste des déraisons d’antan pas toujours aptes aux sublimations avouables. Cela n’empêche pas la quête d’un autre, d’un autre comme soi, cet autre inconsommable que l’on se verrouille ou non.
La «solidarité» humaine pour raisonnable qu’elle puisse être en des temps difficiles, ne s’ancre-t-elle pas en ce lieu même où naît et gît la mamelle inutile, l’au-delà de la faim du corps?
Paris, le 16 Mai 1987