SÉMINAIRE I.3
20 MARS 2000
LE PLAISIR DANS L’ANALYSE
RÉGRESSION – TRANSFERT – LIEN
Je vous ai longuement parlé la dernière fois de Balint à partir de son livre Le Défaut fondamental. Je vais encore ajouter quelques précisions pour aborder la question de la régression par rapport au transfert, à la répétition et à la novation.
RAPPEL
On peut se demander pourquoi je m’intéresse tant à Balint.
Premièrement, comme je l’ai dit la dernière fois, parce que sa théorie des trois zones psychiques me paraît très utile pour entendre un certain nombre de phénomènes en rapport avec le transfert, ce qui permet de mieux comprendre le fonctionnent de l’inconscient comme transindividuel dans la cure même, qui inclut l’analyste et ne se contente pas d’une description de l’appareil psychique du seul patient.
Deuxièmement parce qu’il donne une grande importance à la notion de régression dans l’analyse et que cette notion est restée en quelque sorte en friche dans l’analyse française.
Ce n’est pas pour autant que je pense qu’il faut reprendre telles quelles les idées de Balint, et d’abord il faudra se demander ce que l’on entend par régression dans une cure, à quoi ça sert, et comment s’en servir.
Troisièmement, il me semble que la notion d’Amour Primaire – qui le distingue des conceptions de Freud dans les premières formations de la relation d’objet – est quelque chose qui me parait juste. Je pense que l’élan « amoureux » est premier dans toute relation d’objet, donc aussi du Moi. Élan amoureux, issu de besoins et de pulsions, qui est un mouvement global premier d’un corps vers un autre. Attraction des corps en état de besoin, l’un de l’autre. Interdépendance primitive et constitutive des relations humaines.
C’est à ce propos que j’ai évoqué l’Éros primitif de la mythologie grecque dont parle Vernant, qui est une force primitive pure, dont Freud semblait ignorer l’existence, et qu’il faut distinguer de l’Éros plus tardif, fils d’Aphrodite qui est celui qui régente les attractions sexuelles. Ma question serait : est-ce que cet Éros primitif ne serait pas encore présent chez l’adulte à côté de l’Éros sexué ? Qu’il en serait la libido non génitale, libido en tant que pure poussée de vie ? On méconnaît l’existence de cette force à l’œuvre car elle est recouverte par les pulsions de l’âge adulte, machinée par le social. La pulsion est toujours machinée par le social. Et c’est sa part qui passe par le fantasme qui est machinée par le social. L’affect, quant à lui, reste il me semble plus près du réel. L’Amour Primaire dont parle Balint m’intéresse donc à ce titre.
Il suppose que dans la régression le sujet a tendance à rechercher l’amour Primaire au-delà du traumatisme (retrouvé) qui provoque la régression. Amour Primaire, où règne l’indistinction entre sujet et objet, que l’on peut retrouver dans la cure pour repartir, vers le renouveau, le « new beginning » comme il dit, non sans une présence impliquée de l’analyste.
Je pense donc que l’élan est un élan vers l’autre qui est toujours déjà « autre », même si la séparation psychique n’est pas terminée. Il y a, je pense, depuis le début un Moi primitif, sans doute à distinguer des autres étapes de formations du Moi. Cela pose donc le principe de Plaisir comme premier. En ceci je suis en accord avec Freud. Je rappelle que ce séminaire a comme intitulé « Le Plaisir dans l’analyse »… En rappelant la phrase de Freud : « Le principe de Plaisir est le garant de la vie, et pas seulement de la vie psychique. »
Quatrièmement : Balint rappelle avec vigueur l’importance de l’émotion, des affects et des sentiments dans la psychanalyse, et s’insurge contre l’intérêt exclusif porté par certains aux seules sensations et perceptions.
J’ai parlé la dernière fois déjà des deux inventions langagières de Balint, pas très réussies d’ailleurs, pour désigner deux modes primitifs de relations d’objet.
LE MODE OCNOPHILE ET LE MODE PHILOBATE
« Ocnophile » vient du grec okneo qui signifie se dérober, hésiter, se cramponner, renâcler. Donc c’est essentiellement le sens du cramponnement qui a été retenu par Balint. On peut y ajouter évidemment l’attachement. Les ocnophiles sont des sujets qui ne se sentent bien qu’au plus près de l’objet et qui supportent mal toute séparation.
« Philobate » est à rapprocher de l’acrobate qui signifie « celui qui marche sur les extrémités ». Les philobates sont ce que j’avais appelé les nomades, et que Balint décrit comme attirés par tout ce qui donne le « frisson », qui se sentent bien dans les espaces amis. Ainsi il prend l’exemple des fêtes foraines de son temps : les philobates sont ceux qui aiment les grandes roues, les trains fantômes, les funambules. Chez les enfants, c’est le jeu du chat qui en est un bon exemple, et qui consiste à abandonner une aire de sécurité pour ensuite la retrouver. Il y a du « frisson » dans l’intervalle où il risque de se faire attraper. Pour l’ocnophilie, les exemples sont plus évidents, c’est plus familier, l’attachement aux premiers objets, le nounours etc.
Ce sont deux attitudes primitives envers le monde qui nous entoure. Elles sont plus habituellement traitées comme « relations d’objet » qui, de l’avis de Balint, représentent un des principaux sujets de recherche pour la psychanalyse. Les deux modes co-existent ; chez certains sujets l’un domine nettement sur l’autre. Ces deux attitudes s’observent chez le petit enfant et se retrouvent en analyse lors des moments de régression. Balint critique dès 1935 l’usage immodéré du mot « oral » pour désigner tout ce qui est primitif dans les conduites humaines, disant que « cela a conduit notre théorie à un parti pris aussi affligeant que pathétique ». Par exemple tout y est décrit en termes « d’avidité », « d’incorporation », « d’introjection », d’intériorisation d’objets partiels. (De toute évidence, il vise les kleiniens !) De ce fait, on en arrive à négliger d’autres aspects importants de l’expérience – tels que les sensations de chaleur, de mouvements, de bruits rythmiques, de saveurs -, des effets envahissants de toutes sortes qui n’appartiennent pas à la sphère orale. Tous ces phénomènes ont le pouvoir d’engendrer et de dissiper des angoisses, des doutes, le bien-être ou la solitude et la détresse. Bref un monde.
Avant d’aller plus loin je rappelle que Balint a été analysé par Ferenczi à Budapest et qu’à la même époque l’influence d’Imre Hermann a été considérable. Ce dernier était d’abord philosophe de formation puis il est devenu psychanalyste. Freud l’estimait beaucoup et l’appelait « notre philosophe ». Or Hermann a travaillé sur L’Instinct Filial, et c’est à lui que l’on doit la notion d’instinct de « cramponnement ». Il l’a observé chez le jeune singe, qui se tient cramponné à sa mère, plus que sa mère ne le tient. Il en a déduit que chez l’humain il en restait quelque chose et que la relation mère-nourrisson était alimentée par l’instinct filial de cramponnement, dû à la fois au jeune singe et au souvenir rémanent chez la mère, elle-même cramponnée à sa mère. C’est en fait plus complexe que cela, il y a toute une théorie d’une archépsyché, mais je ne peux pas m’attarder aujourd’hui sur les travaux de Hermann. Ce sont Nicolas Abraham et Maria Torok qui l’ont traduit en français (L’Instinct Filial) et qui l’ont également introduit à partir de leurs propres travaux.
Donc l’ocnophilie vient directement de l’influence d’Hermann, et sans doute aussi le philobatisme, mais quelque peu remanié, et que l’on peut rattacher à ce que Hermann appelle « La tendance au détachement ». Je vous livre un bref passage :
« La tendance au détachement doit être conçue comme une formation réactionnelle, comme une défense contre l’instinct de cramponnement, mais aussi comme la répétition d’un traumatisme de séparation subi dans la passivité. Cette tendance au détachement vise la séparation d’avec la mère et, plus tard, d’avec les êtres aimés qui la suppléent. Une telle tendance présente avec l’instinct de cramponnement des rapports évidents, ne serait-ce qu’à considérer le rôle dévolu aux mains et aux pied dans les actes de séparation. »
(L’Instinct Filial, p.115)
En passant, Herlann range dans les formes régressives de cet instinct de détachement ce qu’il appelle « le sévice dermique mutuel » où la répétition dramatique de la séparation d’avec la mère peut s’exprimer par l’arrachement des lambeaux de peaux qu’il appelle « les petits gestes de regret », comme le rongement, l’arrachement des ongles, l’arrachement des petites peaux des ongles, qui peuvent aller jusqu’au saignement ; tendance du Moi à revivre la séparation.
L’apport de Balint, c’est la notion d’Amour Primaire. Mais on a vu la dernière fois qu’il n’était pas le seul à avoir travaillé cette question (Winnicott : environnement suffisamment bon ; Margaret Little : unité fondamentale ; Masud Kahn : bouclier protecteur ; Margaret Mahler : matrice extra-utérine). Il se joue donc quelque chose entre ces trois pôles : l’ocnophilie (cramponnement), le philobatisme (tendance au détachement) et l’amour primaire, et ceci plus particulièrement dans la régression.
J’ai été un peu vite la dernière fois sur ces notions et il m’a semblé que ça n’a pas été très clair, notamment sur la chronologie. S’il n’y a pas de chronologie pour ce qui est des trois zones psychiques dont j’ai parlé la dernière fois, ici en revanche il faut être plus précis, car il s’agit de la constitution des premières relations d’objet. On pourrait croire que l’ocnophilie, c’est-à-dire l’accrochage à l’objet qui donne lieu à la dépendance, serait le plus primitif. Or il n’en est rien selon Balint, car sa notion de philobatisme est très complexe. Il insiste pour dire qu’il a fait en sorte de faire figurer dans les deux termes le mot « philo » qui signifie amour en grec.
Dans les deux termes, il y a illusion et méconnaissance de la réalité. L’un et l’autre, pourrait-on dire, relèvent du principe de plaisir. Ça c’est moi qui l’ajoute, Balint ne le dit pas ainsi, mais il passe longuement en revue ce qui fait illusion chez l’un et chez l’autre. Notamment ceci : l’ocnophile n’est bien que quand il est proche de l’objet. Il s’y accroche en méconnaissant le fait que ce qu’il souhaite en réalité c’est d’être porté lui-même et non pas de devoir la proximité avec l’objet à son agrippement anxieux. D’où un sentiment d’insécurité persistant dû à cette illusion. Quant au philobate, il doit son apparente confiance dans ses prouesses et son amour du « thrill », du frisson, à la surestimation de la capacité de l’objet d’être toujours là à l’attendre. Comme la terre est là pour recevoir le parachutiste qui descend.
« Aussi prolongé que soit le séjour du philobate dans les espaces amis, c’est néanmoins un état passager, il doit commencer et finir avec des objets quelle que soit sa répugnance à l’admettre, car l’objet est en quelque sorte soumis à l’omnipotence du philobate, omnipotence qui méconnaît encore plus la réalité séparé de l’objet. »
Ce que cet abord propose est le rapport à la réalité première.
Je cite Balint encore :
« Il y a un autre point important : l’étude psychanalytique de l’épreuve de réalité est restée confinée à un champ limité, celui des perceptions et des sensations presque dépourvues d’émotion. Or nous savons qu’il existe un autre champ important où une épreuve de réalité de cet ordre joue un rôle capital : c’est le champ des émotions, des affects et des sentiments. »
On peut dire que ceci est encore vrai pour la psychanalyse française aujourd’hui ! Même des analystes qui ont exploré « l’originaire » – comme Aulagnier – parlent essentiellement en termes de représentations et très peu d’émotions et d’affects. De même, du côté des psychanalystes d’enfant, Françoise Dolto introduit un concept très important comme « l’image inconsciente du corps », mais c’est encore dans la problématique des représentations et des objets partiels, ou encore des mots représentés. Aujourd’hui il faut aller chercher chez Meltzer ou chez Benedetti l’impact de l’affect et des émotions comme élément important dans le transfert. Et, comme par hasard, l’un et l’autre travaillent avec des psychotiques… L’angoisse est le seul affect que l’on évoque dans nos contrées, car vraiment il est difficile de faire l’impasse sur celui-là ! Tout le reste est sensé être couvert par la notion omniprésente du Désir !
Dans tous ces débats, il s’agit quand même en dernière instance de la constitution du Moi primitif.
L’on conçoit qu’à la même époque la proposition de Lacan du Stade du Miroir comme formateur du Moi ait suscité un intérêt passionné. Il a d’emblée posé la formation du Moi dans un rapport de triangulation œdipienne. Nous connaissons tous la critique de Winnicott, disant que le premier miroir, ce sont les yeux de la mère… Par ailleurs même Hermann situe les premières formations de l’inconscient dans une problématique triangulaire, mais n’évoque pas d’emblée l’Oedipe.
Il faut aussi rappeler – je me répète mais pour ces questions ce n’est jamais assez – que la psychanalyse, et donc les théories du Moi, sont nées en langue allemande et qu’en allemand il n’y a pas de distinction entre Moi et Je. C’est Lacan et seulement Lacan qui distingue le Moi du sujet, disant que le Moi est une partie du sujet. Si l’on parle de régression on peut se demander ce qui régresse alors.
Une fois de plus je pense qu’une théorie n’exclut pas d’autres points de vue s’ils ne sont pas contradictoires. Là où les choses s’excluent c’est quand une théorie implique un seul type de pratique et de méthode. Si pour les lacaniens on dit qu’on travaille sur des éléments pré-spéculaires, ça va, on peut discuter, mais à la condition de ne pas trop injecter de son propre imaginaire dans la relation transférentielle ! Par ailleurs ils ne voient pas l’intérêt d’une pareille approche quand il ne s’agit pas de psychose. Ce qui relève du pré-spéculaire se parle en termes d’Imago, de corps morcelé et d’angoisse : la vie d’un bébé avant le stade du miroir… un vrai enfer, si l’on prenait tout cela au pied de la lettre !
D’après la description de Balint de l’appareil psychique, en trois zones, on voit bien que la régression va concerner essentiellement les patients dont les difficultés se situent dans la zone du « Défaut fondamental ».
Il dit par ailleurs, et cela peut aussi être éclairant, que du côté de l’analyste on peut voir des méthodes plus ou moins ocnophiles. C’est d’ailleurs ce qu’il reproche à la plupart : d’en rajouter du côté de la dépendance par des interprétations axées sur l’ocnophilie du patient. Il pense qu’il est important pour l’analyste de tenir compte des possibilités philobatiques du patient pour devenir plus autonome. Mais il décrit aussi les désavantages de l’analyste qui pousse le patient trop vite à la philobatie. On peut reconnaître des pratiques lacaniennes. Je vous en donne un extrait :
« Si je ne me trompe pas, une technique à tendance philobatique userait des interprétations avec parcimonie, surtout vis-à-vis d’un patient en état de régression. » (p.134)
Donc ce serait un analyste qui serait présent en silence, n’obligeant pas son patient à introjecter des interprétations venues du monde des adultes et dont il ne saura que faire. Mais il y a des dangers inhérents à cette technique :
« Le principal danger à mon avis est de laisser une charge trop lourde au patient et de l’obliger trop tôt à trop d’indépendance ; et de même que la technique ocnophile, cela risque d’aboutir à l’introjection de l’agresseur, l’analyste philobatique en l’occurrence, introjecté en tant que personnage exigeant qui impose des normes héroïques à ses malheureux patients. » (p.134)
Je m’arrête là en ce qui concerne ces deux tendance, dont aucune ne doit gouverner entièrement les conduites de l’analyste, vous l’avez bien compris.
Je ne parlerai pas tout le temps en langue « balintienne » ! C’est juste pour clarifier certains points par rapport à la dernière fois.
Sachez cependant ceci (il faut être clair sur ces questions) : quand je dis que la description de Balint en trois zone psychiques m’était souvent utile, pour me situer dans une analyse ou voir où cela dérape, ne croyez pas que j’y « croie », à ces zones, comme à une réalité en soi ! Elles n’existent pas plus que le Moi, le Ça et le Surmoi, pas plus que l’objet petit a, pas plus que le réel, l’imaginaire et le symbolique, le montage pulsionnel etc. Ce sont des vues de l’esprit, des concepts pour travailler, des fictions théoriques pour saisir un réel invisible. Freud le disait dans L’Interprétation des Rêves, et il ne faut jamais oublier cela :
la théorie est l’échafaudage, et il ne faut pas prendre l’échafaudage pour le bâtiment. Mais alors quel est le bâtiment ? Et bien c’est l’inconscient ! Pure hypothèse, mais celle-là de fondation. C’est notre réel invisible. Partant d’un constat simple : le Moi n’est pas Maître dans sa maison. On le savait avant Freud, mais Freud l’a théorisé et a créé, à partir de là, une méthode de recherche et une thérapie.
La plupart des thérapies font cette hypothèse, si l’on excepte les cognitivistes, et même eux commencent à le découvrir. Et bien d’autres qui ne sont pas thérapeutes. Les analystes en font leur objet principal, et ce qui distingue la psychanalyse des autres thérapies c’est la notion de transfert. Tous les psychanalystes ont au moins ces deux notions en commun, l’inconscient et le transfert, quelles que soient leurs divergences théoriques et techniques par ailleurs.
Je reprends :
Dans tous les cas, l’analysant apprend la langue de l’analyste.
S’il est simplement « névrosé », il y aura des chances pour qu’il s’en sorte relativement bien avec des analystes aux méthodes différentes. Il ira mieux, en tout cas pendant qu’il est en analyse. Après, chez certains, l’effet thérapeutique persiste, on peut dire que ça tient ; chez d’autres, ça ne tient pas. On peut faire l’hypothèse que ce qui était thérapeutique, c’était la relation et la présence de l’analyste.
Cela vaut pour toutes les analyses, et on peut se demander si une « adhérence » absolue à la théorie d’un analyste, une fidélité théorique, ne relèverait pas d’un cramponnement tout à fait primitif, une ocnophilie méconnue, qui persiste sous cette forme.
Il y a d’autre part les analysants dits « particulièrement difficiles », et d’emblée l’amélioration grâce à l’analyse sera mise en échec ou rendue très difficile. C’est pour eux que se posent le plus souvent les problèmes de la régression.
LIEN ET TRANFERT
Ceci m’amène à faire une distinction qui n’est pas suffisamment faite.
Il faut à mon avis distinguer le transfert du lien qui s’instaure et qui évolue au cours d’une analyse entre l’analysant et l’analyste. Certains disent que tout ce qui se passe entre analyste et analysant est du transfert.
Ce n’est pas évident. Cela mérite en tout cas discussion. Je crois que c’est Margaret Mahler, à moins que ce soit Little, qui disait : « Quand on croit qu’il n’y a pas de transfert, alors tout est transfert ! » Oui, dans les transferts psychotiques, où l’on ne retrouve pas la demande telle que nous la connaissons chez le névrosé, ni la répétition d’ailleurs. Sinon l’on risque de perdre la spécificité du transfert, ou pire : que tout ce qui se passe dans la relation analysant-analyste ne soit systématiquement ramené à ce qui a été dans le passé. Cette relation, que je distingue du transfert, je vais l’appeler tout simplement « le lien ».
Posons que le transfert est avant tout le lieu de la répétition, mais qu’il peut aussi être le lieu, – plutôt l’occasion d’un renouveau, d’une novation qui est la véritable sortie de la répétition -, qui se situe par rapport à l’histoire ou la préhistoire du sujet. À quoi il faut ajouter tout ce que cela induit et produit chez l’analyste, consciemment ou inconsciemment.
Donc je suis bien d’accord pour ne pas cantonner le transfert dans la seule répétition ; le nouveau, à partir de la répétition, en fait partie. Mais jusqu’à un certain point.
Mais alors qu’est-ce qu’un lien analysant-analyste qui ne serait pas transférentiel ?
Il est d’abord tout ce qui s’échange entre analyste et analysant et qui ne reçoit pas tout son sens uniquement par rapport au passé de ce dernier. On parle peu aujourd’hui d’investissement libidinal. On peut investir son analyse, voire son analyste, et celui-ci en retour investit son analysant sans que cela relève du transfert ni appelle aucune interprétation. Dite ou non dite.
Un échange apparemment banal, à propos d’un événement actuel, peut signifier une intervention dans le transfert, où la position de l’analyste joue comme telle et, à l’inverse, certaines constructions concernant le passé de l’analysant, certaines hypothèses élaborées ensemble font partie du lien, du travail commun, mais n’appartiennent pas nécessairement au transfert. Dans la régression il y a bien sûr le transfert, comme dans toute analyse d’ailleurs, mais ce qui fait fonds, ce qui fait que l’expérience peut avoir lieu et que l’analyste s’implique, c’est le lien entre deux personnes. Et parfois, plus le patient est dans un état grave, plus il faut du « lien » pour pouvoir garder sa confiance et le contact indispensable pour poursuivre l’analyse. Le transfert alors s’y ajoute. Mais en réalité il se produit de l’inaugural et je me demande ce que signifie alors la notion de transfert, sauf à appeler transfert tout investissement et même toute relation humaine de confiance. Le transfert s’y ajoute par le fait que certains éléments vont donner lieu à interprétation. Et quand je dis interprétation, cela ne veut pas dire que l’analyste va la balancer au patient, cela veut dire que ces éléments prendront un sens par rapport à l’histoire passée du patient.
DEPENDANCE – TRANSFERT – REGRESSION MECONNUE
Où se situe la limite ? Elle est évidemment complexe, mais comme je l’ai dit, ce qui indique qu’il y a transfert à l’œuvre, c’est quand on repère des éléments de répétition et de dépendance excessive.
Tant qu’il y a dépendance, et interdépendance – car cette idée de Balint est très importante -, on est dans l’aire du transfert. Il arrive même qu’il y ait dépendance amoureuse, de part et d’autre. Cela va bien au-delà de la simple énamoration hystérique courante. Là, ça se joue très serré, si je peux dire ! On a intérêt alors à ne pas passer à côté de la passion, propre à une régression méconnue. Cette méconnaissance est source de beaucoup de passages à l’acte. Cela peut aller aussi jusqu’au désir sexuel de la part de l’analyste. Est-ce alors une attirance qui se serait produite de toute façon, aussi dans la vie ? Après tout cela peut arriver. Ou bien s’agit-il de la répétition, pour l’un ou pour l’autre, d’une séduction antérieure, voir d’un inceste réalisé ou non, qui pousse l’analyste au désir du passage à l’acte, ou pire à la réalisation du passage à l’acte, j’entends sexuel ? Il me semble que tant qu’il y a dépendance passionnelle accompagnée de désir sexuel, on ne sait pas de quoi il retourne : dans ce cas, soit on peut l’analyser, le dépasser et éviter le passage à l’acte, soit on se démet de ses fonctions d’analyste. Je précise la nature du passage à l’acte, car dans certaines histoires on est amené à faire toutes sortes de passages à l’acte, bien que ce terme soit trop connoté. Je veux dire que l’on est amené à agir, donc à sortir du sacro-saint « non-agir » de l’analyste. Je dis « on », c’est faux. Pas tout le monde. Ceux qui osent et ont une certaine expérience peut-être, ou ceux que leurs patients acculent, faute de quoi ils vont ailleurs ou simplement à l’hôpital psychiatrique. Et même là, des différences de pratique notables subsistent : il y a les analystes qui assistent passivement à une hospitalisation en cours d’analyse, attendant qu’on leur rende le patient « en état », et ceux qui ne l’abandonnent pas et maintiennent justement le lien. Le lien vivant.
Ces questions sont d’autant plus importantes que bien souvent la dépendance de l’analyste est passée sous silence, et cela risque d’arriver d’autant plus que ce dernier ne dispose pas d’outils théoriques pour penser la régression et l’interdépendance qu’elle provoque. La notion de régression me paraît importante à travailler pour comprendre ce qui se passe tout autant chez l’analyste que chez l’analysant ! Certaines rigidités excessives chez un analyste peuvent s’expliquer par sa propre angoisse devant la régression et par ce que cela peut réveiller chez lui d’inanalysé. Ce qui est d’ailleurs souvent le cas.
Car ce qui caractérise la régression c’est le fait que ce n’est jamais l’analysant seul qui régresse. Dans la vraie régression, c’est la relation qui change de nature. C’est pour cela que la notion d’interdépendance dans la régression, dont parle Balint, est si importante. Quand un patient est dans la régression, je m’en aperçois au fait que je me sens comme envahie par les pensées le concernant, par des affects non répertoriés dans mon quotidien, et je me soucie bien plus que pour quelqu’un d’autre. C’est toujours un signe. Ça prend la tête ! Et parfois j’y pense plus qu’à mes proches… La régression méconnue chez le patient fait faire beaucoup de bêtises à l’analyste.
Il me semble qu’il y a lieu de faire une distinction entre ce que nous entendons parfois comme manifestation de « l’enfant dans l’adulte », et la régression à proprement parler. Ce n’est pas toujours facile à différencier, mais on a intérêt à essayer. Dans une séance, on entend parfois l’enfant qui parle dans l’adulte. Au même titre, on peut entendre une phrase qui n’est pas du sujet, mais que sa bouche prononce et qui vient d’un autre, d’un parent, d’un proche, d’un ancêtre lointain, ou de la télé… Cela n’affecte pas nécessairement la relation, c’est momentané. Lacan disait en évoquant Ferenczi que l’enfant dans l’adulte se manifestait toujours de manière « disruptive ». C’est exact. Mais cela peut être ou pas l’indice d’une régression. La disruption se manifeste par un ton de voix, une plainte, ou subitement une croyance venue du fond de l’enfance dite avec la même conviction. Comme si un adulte habituellement rationnel se mettait à croire au père Noël, l’espace d’une séquence, le temps d’une phrase. Ça c’est l’irruption de l’enfant dans l’adulte. Mais ça ne va pas entacher toute la relation. Cela ne va pas changer la nature des demandes faites à l’analyste, ni ses réponses.
La vraie régression dure. Et elle affecte l’analyste, à condition toutefois qu’il en accepte l’idée, que sa façon de travailler s’y prête, que ses propres croyances théoriques l’y autorisent et que le climat qui règne dans son cabinet permette au processus de s’installer. Cela peut être très bruyant comme phénomène ou assez discret dans ses manifestations. Mais la régression n’est pas le propre d’un moment. Elle prend du temps, et elle demande du temps. L’enfant dans l’adulte et la régression sont parfois mis dans le même sac, à tort. Quand l’enfant parle dans l’adulte, on peut le faire remarquer, si c’est fait avec tact ; il ne se produit aucun dommage. S’il s’agit d’une régression, on n’a pas intérêt à le faire remarquer de la même manière, au risque d’arrêter brutalement un processus. Et surtout on est emmené dedans.
Là nous entrons alors dans une espèce de chaos. Le contraire du chaos est la Forme (cf. Gombrowicz et l’immaturité). Je dirais que c’est vraiment la sphère de la complexité. Car c’est très problématique. Je n’ai malheureusement pas la même croyance que Balint en l’aspect « linéaire » de la régression. Il dit que l’analysant régresse jusqu’aux zones de ses relations ocnophiles et philobates ; c’est-à-dire jusqu’au moment où il va recommencer à constituer ses premières relations d’objet et ses premières explorations des « espaces amis ». Et ceci quand l’occasion lui est offerte. Les conditions pour qu’il y ait régression dépendent essentiellement des dispositions de l’analyste.
L’analyste ne doit alors plus traiter le patient comme un « adulte » qui peut accepter les interprétations qui se situeraient au niveau « du trois », de la zone oedipienne. Comme on l’a vu, dans la zone du deux, du défaut fondamental, le langage ne constitue plus le meilleur outil de communication. L’analyste s’en aperçoit dès que l’analysant éprouve les interprétations de l’analyste, même si elles sont « justes », comme inopportunes, qui le gênent dans sa « descente ». Il a besoin d’une présence et d’un soutien inconditionnels, mais il a aussi besoin qu’on lui fiche la paix, ou qu’on se contente de jouer avec les éléments qu’il propose. Et surtout qu’on cesse de lui dire des phrases qui sollicitent l’adulte qu’il est sensé être. Car même s’il est en train de régresser, il ne délire pas, il peut faire l’effort pour comprendre, mais cet effort va l’empêcher de régresser et va l’irriter ou le déprimer comme une demande excessive que l’analyste lui fait à ce moment-là.
Je dis que je ne crois pas à une régression linéaire, une progression régressive ou une régression qui sera une progression comme le dit Balint. Je pense que cela peut arriver, mais que souvent c’est beaucoup plus complexe. À moins que ce que je prends pour du confus, ou du complexe, ne soit le séjour dans cette zone de la « création », la zone du « un », où l’analyste n’entre pas. Et qui est hors tout transfert, puisque le sujet y est seul, que c’est une zone psychique où il n’y a pratiquement pas d’objets. Ce n’est pas exclu. Il n’empêche que ce sont des moments difficiles. Il ne faut pas oublier qu’ils peuvent aussi être plaisants, car la régression et la symbiose, quand elles sont acceptées, ne sont pas un malheur en soi.
Quand il y a symbiose, quand je suis affectée de la même manière que le patient, je m’y retrouve. Même si c’est une contamination d’états pénibles, cela ne m’est pas pénible en tant que travail analytique. Mais souvent je méconnais cette affectation. Je ne pense pas être la seule à qui cela arrive. Cela m’arrive surtout quand la régression prend des formes persécutives. Quand on parle de régression, on est tenté de penser au bébé qui veut juste qu’on s’occupe de lui, ou que l’affect positif domine au détriment de la possibilité de communiquer de manière adéquate avec le langage ordinaire d’adulte qui avait fonctionné jusqu’alors. Les formes persécutives passent souvent – et souvent je m’y suis laissé prendre – pour de l’agressivité, et de la haine, ce qu’elles sont. Mais ce qui est méconnu c’est l’aspect régressif. L’analyste, au lieu d’en être affecté, comme par une persécution d’adulte, une paranoïa, ou une agressivité déplacée qui viserait quelqu’un d’autre, peut méconnaître qu’il est visé lui-même dans le transfert, et que l’évolution va dépendre de sa capacité, non seulement de supporter la persécution, mais de l’accepter pour ce qu’elle est, à savoir une demande d’ajustement plus adéquat au patient régressé, dans le ici et maintenant. C’est donc une demande de modification de la façon d’être de l’analyste avec l’analysant. Il ne s’agit pas de faire « la bonne mère », mais d’être soi-même, avec sa singularité, et à partir d’elle, d’être cette substance vivante, qui permet au patient de prélever ce dont il a besoin. Et pour l’analysant, de créer ou recréer son monde avec la présence indestructible de l’analyste, avec un être en chair et en os, et pas quelqu’un qui va jouer à faire de la mère ou du père, ou un sujet supposé savoir, ou que sais-je encore. On ne sait jamais avec quoi quelqu’un peut s’en sortir. Je pense qu’on peut régresser et repartir avec autre chose que l’appui des personnages familiers, mais au contraire en ayant pris appui sur des objets-images-pensées-affects trouvés dans la singularité même de l’analyste, trouvés et pas seulement retrouvés. Faire de la mère, c’est déjà imposer une interprétation préfabriquée.
Là où cela devient encore plus complexe, c’est quand j’ai l’impression que l’analysant s’installe dans la régression. Or s’il me semble nécessaire de le laisser « y aller », le laisser s’y installer trop longtemps, peut rendre la « remontée » » difficile. Et c’est quoi le « trop longtemps » ? Justement la difficulté est là. C’est difficile à juger, de dire à quoi ça se mesure. Il faut y inclure les limites de l’analyste et la dynamique de la régression. Il peut y avoir stase. Seulement voilà, l’analyste n’est pas vraiment maître de la situation. Ce que je peux dire, c’est que si cela s’installe trop longtemps et que cela devient le seul mode de communication analyste-analysant, alors cela peut devenir pernicieux et aggraver les symptômes. L’on conçoit que beaucoup d’analystes préfèrent ne pas jouer avec le feu et font tout ce qu’ils peuvent pour qu’il n’y ait pas de régression ; et si elle s’installe quand même, lui donner d’autres noms, pour éviter de la traiter. Entre autres : la dépression. J’y reviendrai.
Dans ces cas-là je me demande si la différence que je voudrais introduire entre transfert et lien ne pourrait pas être utile. On peut tabler sur le lien qui s’est noué à côté ou au travers même de la régression (mais pas seulement lors d’une régression), pour sortir de l’aspect transférentiel régressif.
Le lien est horizontal alors que le transfert est vertical.
Le transfert, et plus particulièrement le transfert avec régression, est de nature verticale. Parce qu’il y a dépendance. Pas seulement parce que l’analysant attend de l’analyste quelque chose comme d’une mère « première », celle qu’il a eue ou qu’il n’a jamais eue, ou d’un père, ou d’un Autre qui saurait… Même dans l’histoire de l’analysante pour qui à un moment donné j’ai incarné la sœur morte, c’était un transfert vertical. Cette sœur morte était une petite fille, mais le transfert à moi, était dans la verticalité, car les morts, même en bas âge, prennent toujours une place d’ancestralité. Les morts, même quand ce sont des bébés, deviennent nos ancêtres dans notre inconscient, ils en ont les pouvoirs magiques. Et de plus l’analysant suppose au moins une chose : que l’analyste est un adulte. À quoi il faut ajouter qu’il suppose aussi – en tout cas un certain temps, après ça peut lui passer – que l’analyste est normal !
Dans le transfert, lors d’une régression et en dépit de l’interdépendance, il y a donc rapport de verticalité. Tout comme il y a interdépendance entre la mère et le nourrisson, interdépendance et verticalité des rapports, car la mère a une autre place que l’enfant. J’avais, il y a quelques années, écrit sur les transferts, et j’avais à ce moment-là parlé de transferts verticaux et de transferts horizontaux. J’ai changé d’avis. Réflexion faite, j’aimerais aujourd’hui réserver le terme de lien plutôt à ce que j’avais appelé transfert horizontal. Quelque chose qui serait une progression non pas ascendante ou descendante mais un développement rhizomatique de liens multiples dont certains sont beaucoup plus forts que d’autres. Ce sont plus des relations de réciprocité qui peuvent s’apparenter à ce que Deleuze et Guattari disaient des rhizomes. Or l’interdépendance n’est pas une réciprocité de symétrie. L’interdépendance garde toujours quelque chose de douloureux, comme la passion, même quand elle est flamboyante.
Au moment de préparer ce séminaire je me suis souvenue que j’avais écrit quelque chose sur les transferts, et pas moyen de me souvenir où. Puis j’ai cherché et j’ai trouvé. J’ai fait un long topo sur « l’Amour Paradoxal et la Promesse de Séparation », dans Épistolettre n° 15, en 1997. Ce n’était donc pas si vieux que ça. Or je l’avais complètement oublié. Et en même temps pas vraiment, puisque je me suis acharnée à le chercher. Je ne vais pas redire ici mon propos d’alors, mais ce qui m’a intéressée quand je l’ai relu, c’est à quel point je ne m’en souvenais pas, et en même temps à quel point ce que je suis en train de dire ici est une sorte de suite. À l’époque, j’avais lu Balint mais il y avait fort longtemps. Pourtant je ne l’ai jamais cité dans ce texte. Cela a quand même dû laisser des traces… d’une manière très différente. J’y parlais de différentes formes de transfert et de la manière de faire place au nouveau. Le lien montrait le bout du nez. Et en tout cas je parlais déjà de verticalité et d’horizontalité des relations transférentielles.
Je reviens encore à la régression :
D’abord il me semble qu’une durée excessive de certaines régressions peut être due au fait que l’analyste y a pris goût. Searles l’avait déjà dit à propos du transfert symbiotique. Et alors, dans ces moments de symbiose, l’analysant aura tendance à soigner son analyste, et ceci complètement à son l’insu l’un de l’autre.
Par ailleurs il faut ajouter que l’on court-circuite la possibilité pour certains de faire une régression, parce que tout simplement on n’est pas équanime. On ne se donne pas le même mal pour tous les patients, parce qu’on n’est pas en relation de sympathie égale avec tous. On peut analyser le transfert, ceci relève du « métier », mais aller au-delà n’est pas facile avec tous, car faire une régression avec un analysant demande un minimum, que dis-je, un maximum de sympathie. La neutralité bienveillante est largement insuffisante.
Il y a donc au moins deux écueils : d’y prendre goût et de s’y enliser en maintenant l’analysant dans une position d’enfant thérapeute, ou de s’impatienter et de vouloir y mettre un terme sans se donner les moyens, parce que ces moyens sont excessifs pour la mise affective que l’on peut faire pour ce patient-là.
Autre point : la régression n’est pas à mon avis seulement un retour en arrière. On ne redevient pas l’enfant qu’on a été. Ça, ce sont des images d’Épinal. On retrouve des peurs, des envies, des besoins d’affection de protection, des blessures, on se met à ne pas tenir compte de la réalité au-delà du raisonnable, on retrouve aussi des rires, un manque de sérieux, des manies et surtout la dépendance. Toute la relation en est modifiée. L’analyste devient l’unique personne qui compte. Tout cela montre qu’une répétition à l’identique est impossible ! Puisque la même dépendance se joue avec une personne différente ! Quand on redevient l’enfant qu’on a été, cela relève de l’enfant dans l’adulte. Et c’est ponctuel. S’il y a régression en analyse, on redevient partiellement l’enfant qu’on a été, mais aussi on devient enfant tout simplement. C’est en cela où je diverge d’avec Balint. En apparence au moins, car par ailleurs il dit que la régression est en fait la recherche de l’amour primaire. C’est-à-dire le moment où il n’y a pas de distinction entre le sujet et l’objet. Je dirais que l’on devient enfant tout court, qui recherche l’amour primaire et le bien-être que celui-ci est censé procurer. On peut faire l’hypothèse que les sujets qui ont eu une enfance très dure dès le début seront paradoxalement moins portés à la recherche de l’amour primaire… Les « résilients » ne régressent pas facilement.
Devenir enfant : on devient enfant dans un lien inédit avec l’analyste comme pure singularité. Jouer, être affecté l’un par l’autre, ce n’est pas répéter. C’est inventer. Et c’est aussi inventer l’enfance. Or nous avons tendance – et moi la première – à appeler transfert tout cela. J’en reviens un peu, car je pense qu’il faut quand même garder le rapport privilégié entre la répétition et le transfert, sachant que toute répétition implique une différence. Il n’y a pas de répétition réussie. Et c’est dans le ratage de la répétition que l’on trouve à l’œuvre le principe de plaisir. Vous voyez, je ne l’ai pas oublié.
Ça, Lacan l’avait déjà dit. Il avait beaucoup insisté sur le fait que la répétition n’était jamais réussie, mais je ne me souviens pas qu’il ait dit que le principe de plaisir la faisait échouer, en tant qu’il est au fondement de la vie. C’est l’au-delà du principe de réalité.
L’irruption de l’enfant dans l’adulte est donc occasionnelle et elle n’est pas nécessairement liée au traumatisme.
La régression est liée au traumatisme.
Balint note ceci, qui me paraît très important :
« La principale différence entre mon ancienne conception et celle d’aujourd’hui est la suivante : je croyais jadis que le besoin d’être près de l’analyste, de le toucher ou de s’accrocher à lui, était un des traits les plus caractéristiques de l’amour primaire. Je me rends compte à présent que le besoin de s’accrocher est réactionnel à un traumatisme, une expression de la peur d’être lâché ou abandonné en même temps qu’une défense contre cette peur. Ce n’est par conséquent qu’un phénomène secondaire qui vise à restaurer, par la proximité et le contact, l’identité primaire sujet-objet. Cette identité, qui s’exprime par l’identité des désirs et des intérêts entre le sujet et l’objet, c’est elle que j’appelle relation d’objet primaire ou amour primaire. Tous les états de régression, et pas seulement ceux que j’ai décrits ici, sont des tentatives d’approcher l’état d’amour primaire. »
Donc il dit comme moi… Ce n’est pas pour répéter l’enfant qu’on aété, mais pour devenir enfant. Mais si l’on régresse c’est parce qu’il y a eu traumatisme et c’est au lieu du traumatisme.
La régression est donc toujours dans le transfert. Elle nécessite, pour se dérouler à peu près sans dommage pour le patient, l’existence d’un lien de confiance à l’analyste qui n’est pas simplement superposable au transfert. Donc la régression est dans le transfert parce qu’elle implique une répétition d’un traumatisme, mais ce n’est pas l’enfant qui revient forcément, c’est la dépendance et une douleur, une blessure, une demande… Et à partir de là comment devenir enfant ? Dans le devenir enfant, il y a la joie et le plaisir si l’on y rencontre cet état d’amour primaire. Il n’est pas nécessairement « donné » par l’analyste, mais l’analyste y met du sien, et il ne peut le faire qu’à la condition d’être véritablement lui-même. Qu’il ne joue pas à faire l’analyste même s’il n’y a qu’en analyse que l’on peut trouver pareille offre à faire usage d’un autre.
Le transfert en tant que lié à la répétition ouvre la voie à la recherche du nouveau, mais la fabrique du nouveau n’est pas stricto sensu dans le transfert, puisqu’elle n’est transférée de nul lieu. Tout au plus peut-on, si tout se passe bien, parler ensuite d’un transfert centripète, si l’analysant transfère dans la vie, vers la vie, ce qu’il a expérimenté de nouveau avec l’analyste ou dans l’analyse, et ce qu’il a découvert comme possibilité d’action.
Il faut se reporter aussi aux différents types de transfert dont avait parlé Pierre Delaunay pour voir comment il y a toujours un « re-faire » : je refais à l’autre ce qu’on m’a fait (action directe), je lui fais me re-faire ce qu’on m’a fait (tu répètes le crime), je me re-fais ce qu’on m’a fait (transfert interne), etc.
C’est toujours un agir, réel ou imaginaire, de l’un sur l’autre, une affectation qui se re-fait dans des sens variables. Là il s’agit d’interpréter. Je dirais même que s’il fallait garder ce terme d’interprétation pour une intervention de l’analyste, c’est à cette occasion qu’il y a lieu de l’utiliser. Finalement je pense qu’on ne peut interpréter que le transfert. Quant au fait de décider s’il est opportun ou non d’en faire part à l’analysant, c’est une autre question. Car ce re-faire est toujours (ou presque toujours) inconscient de la part de l’analysant, et quand l’analyste répète, c’est aussi en toute inconscience mais il est payé pour s’en rendre compte, tôt ou tard, et pour interpréter son propre agir. C’est vraiment son travail qu’aucun autre proche ne peut faire. On est là dans une situation spécifique à l’analyse, même si dans la vie l’analysant a des conduites similaires vis-à-vis de ses proches, mais seule la situation analytique permet l’interprétation.
Dans la régression, il y a une sorte de plongée dans un autre état. État de dépendance avant tout. Pour qu’il y ait régression, il faut que l’analyste s’y prête. Heureusement tous les analysants n’ont pas besoin de traverser une vraie phase de régression. De fait, la régression profonde ou très longue est rare. Winnicott disait qu’il ne pouvait pas avoir plus d’un ou de deux patients en état de régression, et quand quelqu’un était sur le point de régresser, il lui demandait d’attendre afin qu’il puisse, lui l’analyste, être prêt pour l’y accompagner. Je ne sais pas comment ses patients faisaient, mais ça avait l’air de marcher. Je ne me vois pas demander cela. Mais là encore, les patients de Winnicott parlaient la langue de Winnicott !
Il y a des analystes qui ne supportent pas d’être impliqués par des états de régression. Car elle ne peut avoir lieu sans une implication véritable.
Par exemple il est impensable qu’un analyste qui pratique des séances ultracourtes et qui est complètement silencieux puisse permettre à un patient de régresser de façon thérapeutique. Que va-t-il faire l’analysant ? Rien. Ou alors régresser quand même sans que la situation s’y prête. Il va faire sans, comme il a toujours fait, ou développer une couche protectrice de faux-self, à moins qu’il ne reste accroché pour la vie, soit à la personne de l’analyste, soit à sa théorie s’il est dans le monde intellectuel. Il va prendre pour séjour, ou lieu de vie, la pensée de son analyste.
[Présentation d’une histoire clinique]
Il y a une grande similitude entre la régression et certaines dépressions. D’ailleurs une régression qui s’installe ressemble à une dépression, à moins qu’elle ne se manifeste d’une façon plus bruyante sous la forme d’une revendication ou d’une demande passionnée d’amour. D’autres fois cela peut donner lieu à des symptômes qui naissent en cours d’analyse, des boulimies, des anorexies, l’alcoolisme, des toxicomanies diverses… ou un donjuanisme excessif. Conduites de dépendance nées en cours d’analyse : manière de porter remède au besoin de régresser quand l’analyste n’accepte PAS d’en être l’objet ou la matière première, ou tout simplement quand il ne s’en aperçoit pas. Cela arrive si on méconnaît la régression et si on ne lui donne pas le traitement convenable, c’est-à-dire une disponibilité accrue, parfois énorme, et une capacité d’ajustement.
Cet ajustement sort l’analyste le plus souvent d’une place quelconque dite « oedipienne », voire de celle de son rôle d’analyste habituel. Il devient l’environnement, cette « matière première » à laquelle l’analysant s’arrime et où il va puiser ce dont il a besoin, quitte à épuiser l’analyste si celui-ci n’y trouve aucun motif de plaisir.
Tout transfert tend vers une sorte de dépendance, mais il y a des degrés et surtout des différences qualitatives. Tout le monde ne devient pas toxico. Mais ils sont un très bon exemple. La difficulté, c’est de ne pas rendre l’analysant toxico de l’analyse, ce qui est un cas de figure ou un des avatars d’une régression mal traitée. C’est plus facile à dire qu’à faire !
PULSION – AFFECT – REPRESENTATION
Balint met en garde les analystes de ne pas prendre une attitude d’omnipotence face à l’analysant régressé, car alors on aggrave l’agrippement. Pour cela il faut en même temps être attentif à ouvrir la voie à ses possibilités de philobatisme, c’est-à-dire à ce qu’il trouve seul des solutions, tout en n’étant pas seul. À jouer non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps… À trouver seul des solutions meilleures qui lui conviennent. Cela semble paradoxal mais ne l’est pas, surtout si on a bien en tête que la régression touche l’ensemble analysant-analyste, que les deux sont dans l’interdépendance, même si l’analysant est en principe celui qui est dans une demande plus forte. Le travail de l’analyste consistera essentiellement à s’ajuster. Cela peut aller loin. Parfois trop loin, et Ferenczi est là pour nous le rappeler. Mais ce trop loin, Balint l’interroge. Il se demande s’il n’y avait pas moyen de poursuivre cette recherche quand même. Il appelle cela « La grande expérience ».
La demande est plus forte, mais si on introduit la notion de lien comme ce qui se tisse entre deux singularités et qui n’est pas entièrement pris dans la répétition ni dans la régression, cela donne un peu de jeu à quelque chose qui autrement serait pure mise en scène d’une nursery !
L’analysant, même au plus fort d’une régression, ne se transforme pas en bébé !
Balint insiste sur la nécessité de tenir compte du philobatisme, la capacité nomade, la tendance à l’éloignement, non seulement chez l’enfant comme tendance, aussi originaire que l’agrippement, mais aussi chez l’analyste dans ses méthodes qui ne doivent pas trop privilégier les théories ocnophiles. C’est tout de même une tentative de donner une place au goût précoce et persistant de la liberté, même si à l’origine elle peut être illusoire.
Il introduit là une dimension quasi-politique sans en avoir l’air. Et c’est très intéressant. Il décolle dès la naissance le sujet de son asservissement aux objets premiers, en disant que chacun a aussi en lui une autre possibilité qui et celle d’un goût pour la liberté, les espaces amis. Il le dit non seulement pour le patient régressé, mais en insistant aussi sur les méthodes utilisées par l’analyste pour ne pas trop assujettir l’analysant à ses propres modes de pensée.
La dépendance dans la régression est essentiellement une affaire d’affect. Or si l’on se demande comment est abordée la dépendance chez Lacan, on tombe sur l’aliénation.
Il me semble qu’il n’est pas inutile de se rappeler que la pulsion a deux modes d’expression : l’affect (qui est son représentant psychique), et la représentation (qui se manifeste dans le fantasme). Or pour revenir à Balint, il critique, à mon avis à juste titre, le fait que les analystes aient surtout travaillé l’aspect de la représentation et peu l’affect et l’émotion. La régression doit être travaillée sous ces deux aspects.
Où se trouve donc chez Lacan cette notion de dépendance ? Car dire que l’analyste occupe la place du grand Autre, trésor des signifiants, c’est dire que l’analysant en attend du savoir, notamment sur son inconscient, mais la dépendance est une affaire d’affect avant tout.
Eh bien on la trouve dans sa formule du fantasme $◊a (S vel a.) Tel que l’écrit Lacan, le vel représente l’aliénation du sujet à son objet de désir. Le sujet barré est aliéné par son objet de désir. Nous sommes là dans la sphère des représentations. Nul lieu où situer l’affect. Et l’analyste peut prendre la place, dans le fantasme, de cet objet du désir, mais l’analysant ne le sait pas. Sauf à la fin de l’analyse quand l’analyste chute de la place du grand Autre à cette place (a), où il devient un petit autre. On voit que les deux petit (a) ne sont pas du tout de même nature. Dans le fantasme, il est objet du désir, il y a aliénation. À la fin de l’analyse il devient un petit a, qui est juste un petit autre, un semblable. Tout au long de la cure, il est à la place du grand Autre… Et de toute façon l’aliénation et la dépendance, si elles ont des points communs, ne sont pas du tout traitées de la même façon car la technique lacanienne ne permet pas à l’analyste de devenir cette matière première à laquelle l’analysant peut s’attacher tout en explorant son propre univers. L’aliénation est encore un bout de Hegel qui refait surface chez Lacan.
C’est là où on doit à mon avis se demander ce que cela veut dire en psychanalyse qu’être enfant et être adulte. Dans la vie il y a la responsabilité civile, pénale, et le fait qu’un enfant n’est jamais gardien d’une loi, ni son représentant. Par ailleurs l’adulte a le droit de se reproduire et de jouir d’un certain nombre d’actes. Lacan a dit, ce qui me semble très juste, que l’enfant n’a pas la jouissance de ses actes.
Comme on dit la jouissance d’une propriété.
Est-ce qu’être adulte, c’est accepter le principe de réalité, et du même coup oublier que parfois la seule façon de s’en tirer c’est de savoir faire un pied de nez à la réalité ?
L’analyste, grâce au lien qu’il saura tisser à côté du transfert, ou avec, pourra mieux aider le patient à abandonner son repli régressif, ou ses revendications parce que, dans sa « remontée », il ne se retrouvera pas tout seul. Il reviendra peut-être d’autant plus facilement qu’il y aura quelque plaisir dans cet être ensemble. Là-haut, ce n’est pas le père sévère qui attend, mais quelqu’un qui peut lui dire : « Tu viens jouer avec moi ? » Le travail de l’analyste consiste-t-il à fabriquer de l’adulte, de lui faire entendre raison, la raison d’État, du travail de la famille et de la patrie… ou de laisser enfin advenir l’enfant ? On confond l’autonomie et le rôle de l’adulte dans la société. Une certaine psychanalyse où l’esprit de sérieux devient le tenant lieu de santé mentale semble avoir pour but de fabriquer des bons pères de famille ! Apprendre à se débrouiller des exigences des familles et de la société, et à se conduire de manière responsable là où il est urgent ou vital de le faire, tout enfant bien portant sait le faire… Et plus, si affinités, mais seulement si affinités. Plus ça va, moins je suis convaincue des valeurs structurantes de l’être adulte, et pire, de l’homme « mature ». A l’autre bout de la régression, à sa sortie souhaitable, je ne mettrais pas la notion d’adulte, fiction théorique comme une autre, mais au contraire, enfin, l’enfant devenu, l’enfant joueur, autre fiction sans doute, celle de l’ouvert.
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